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foule voulait détruire votre maison. Heureusement, me voici. J’ai expliqué aux soldats que vous n’étiez pas des ennemis du peuple. S’ils veulent chercher des armes, qu’ils le fassent ; mais qu’ils ne laissent pas la foule forcer l’entrée !

Ma mère le remercie, lui demande son nom.

— Vous ne me reconnaissez pas, madame ? J’ai joué chez vous à une soirée dans l’orchestre du grand-duc Boris.

Quel changement de rôles ! Un petit musicien inconnu nous sauvait ! Sans lui, la foule qui stationnait dans notre cour pouvait nous écharper. Après avoir parcouru notre habitation du grenier à la cave, sans rien trouver, et s’être excusés de leur méprise, nos visiteurs importuns s’en vont. Avec quel soupir de soulagement nous voyons disparaître la silhouette du dernier d’entre eux ! Nous en sommes quittes pour un peu d’émotion et beaucoup de vitres brisées par la mitraille. Ces vitres, impossible de les remplacer en ce moment. Aussi, dans les chambres, le froid est glacial ; le vent y souffle de partout : si le thermomètre baisse encore, ce sera intolérable.

Ce n’est pas fini : le domestique revient porteur d’un nouvel ultimatum des soldats. A tout prix, il leur faut une auto. Il a beau leur expliquer que notre voiture est vendue depuis un an, on ne le croit pas. Ma mère descend elle-même, pour parlementer. Brutal et impérieux, braquant sur elle son revolver, un soldat lui ordonne d’ouvrir le garage. Le garage est vide. Les hommes n’ont plus qu’à s’en aller. Je dois dire qu’ils me témoignent quelques égards ; mon costume de sœur de charité endort un pou leur méfiance : la coiffe blanche et la croix rouge d’infirmière leur inspirent encore un certain respect.

Par des amis nous voudrions obtenir un sauf-conduit de la Douma, mais il n’est guère possible de déranger à un pareil moment Rodzianko. Tout notre quartier souffre de la même insécurité. On fait la chasse aux sergents de ville et aux agents de l'Okhrana[1]. Seuls restés fidèles à l’ancien régime, on les débusque des maisons où ils se cachent et on les massacre, car ils refusent de se rendre. On emmène sous bonne escorte les malheureux policiers couverts de sang ; on en fusille une grande partie derrière la Maison du Peuple. Quelle horrible vision que celle de ces hommes traqués, battus, poursuivis

  1. Police secrète sous le régime impérial.