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Le spectacle finit tard. Il faisait froid. Les autos filaient dans la nuit bleue. A la lueur des réverbères qui en éclairaient brusquement l’intérieur, on entrevoyait de frileuses silhouettes de femmes enveloppées dans leurs fourrures. Les bijoux qui brillaient à leur cou et dans leurs cheveux, étincelaient des feux de l’arc-en-ciel. Le rêve où elles s’abîmaient les emportait loin, bien loin de la réalité présente. Cependant de nouvelles voitures ne cessaient de déposer une jeunesse insouciante aux portes des restaurants à la mode. L’archet magique de Goulesco ou les chants passionnés des bohémiens chassaient de ces têtes folles tout ce qui n’était pas joie, gaité facile, plaisir du moment.


LA RÉVOLUTION


I. — DANS UNE MAISON MITRAILLÉE


Samedi, 25 février 1917.

Malgré les préparatifs d’offensive et l’excellent état moral du front, à l’intérieur l’horizon s’assombrit. A Petrograd, on sent un mouvement fébrile. Les queues devant les boulangeries s’allongent. Naguère on y entendait des plaintes vagues, d’ordre général : ce sont maintenant d’âpres récriminations, des accusations violentes contre le gouvernement. Si des troubles surgissent, notre quartier peut devenir dangereux : c’est l’artère principale qui relie la ville à la banlieue. Le Kamennoostrovsky où nous habitons rejoint parle pont Troitzky le Quai de la Cour, par celui de Kammeny les îles. Aux deux extrémités se trouvent le Vasseli Ostrow et la Viborskayastorona, centre ouvrier.

A cinq minutes de marche de chez nous, par la belle allée rappelant un peu celle des Champs-Élysées, se dresse l’élégant hôtel de la Kchesinskaïa[1]. De son petit belvédère, on a une vue splendide sur la Neva avec ses palais somptueux de l’autre côté de la rive. En face, la forteresse Pierre et Paul projette sa flèche dorée, et ses murs sombres descendent à pic dans le fleuve.

En cette saison tout le paysage donne l’impression de quelque

  1. Danseuse célèbre qui, depuis les dernières années du règne de l’empereur Alexandre III jusqu’à la guerre de 1914 fut la gloire du ballet russe. Femme très habile, elle sut se créer une situation exceptionnelle et des personnages du rang le plus élevé l’honorèrent de leur amitié.