Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/842

Cette page n’a pas encore été corrigée

L’ère du travail allait s’ouvrir pour moi dans mon pays natal... En attendant, par une sorte de paradoxe, je souffrais de me sentir dépaysée. J’avais conscience d’être observée par les médecins et les sœurs : les malades étaient gênés devant moi. Souvent, j’étais prise d’un grand découragement, mes pensées s’envolaient vers la France, vers la maisonnette au jardin de tamaris où j’étais toujours la bienvenue.

Ici, toute individualité disparaissait dans l’uniformité de la masse grise, et incolore. Les soldats n’avaient pas d’opinion personnelle : ils répétaient des phrases toutes faites qu’on leur avait apprises au régiment, ou celles que disait le camarade. Quand on causait avec eux à cœur ouvert, ils ne vous comprenaient pas et c’est tout juste s’ils ne se méfiaient pas de vous.

Ces êtres passifs et résignés à leur sort ne réagissaient qu’au côté matériel de la vie. Encore leurs exigences étaient-elles tout à fait rudimentaires : manger, dormir, retourner un jour au village. La guerre ne les intéressait que si le théâtre des opérations leur était connu : les causes, le but les laissaient indifférents. Si l’on insistait, on obtenait une réponse de ce genre : « Je suis de Kostroma ! »

Ils ne parlaient même pas des événements : ils essayaient de les oublier. Ils croquaient des noisettes, grignotaient une pomme, regardaient des images ou jouaient de l’harmonica. Souvent, à travers les salles, on entendait de loin les sons plaintifs de la balalaika. Les autres blessés, couchés sur leurs lits de fer, écoutaient en rêvant ; probablement ces chansons leur rappelaient leur foyer. Ils ne lisaient pas les journaux, la majorité d’entre eux se composant d’illettrés. Ils souffraient cruellement de l’ennui, et toutefois ne faisaient rien pour le combattre : l’insouciance et la paresse primaient tout.

Pour leur donner la possibilité d’apprendre un métier et de gagner un peu d’argent, on organisa au lazaret un atelier. On alla même jusqu’à les payer pour leur apprentissage. Alors commença en eux une lutte entre le désir d’avoir quelques sous et le plaisir de rester couchés à rêver. Je passais des heures entières à tâcher de les convaincre qu’ils devaient travailler. Je finis par le leur demander comme un service personnel. Alors, généralement ils se laissaient faire, mais leur refrain était toujours le même : « A quoi bon ? »

Souvent, au crépuscule, une sœur ou une autre jouait du