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digne, grave, pâle, dans la tenue maintenant insolite des généraux d’avant-guerre : le dolman noir et la culotte rouge. Car Mulhouse s’étant parée pour lui, il s’était paré pour elle, et sachant que la ville attendait « les pantalons rouges, » voulait qu’elle en vît au moins un. Près de lui, tout en bleu pâle au contraire, tenue de campagne, droit, mince, élégant, le général de Mitry, commandant l’armée des Vosges, dont le sourire faisait tourner la tête à plus d’une accorte Alsacienne. Derrière eux l’État-Major suivait, dominant une mer démontée.

J’eusse dû m’attendre à tout. Et cependant je restais autant qu’un autre effaré, et d’ailleurs transporté. Dès le faubourg où s’était portée la foule, l’ovation prenait telles proportions qu’elle dépassait l’attente même de ceux qui s’y livraient. Après le faubourg, elle s’enflait encore, devenait surhumaine. Rien de ce que j’allais voir par la suite, — et Dieu sait… — ne devait effacer cette impression d’ivresse que me donnait le délire de cette première captive dont les fers tombaient devant nous. Acclamations formidables, baisers des deux mains envoyés, les yeux en larmes, le rire aux lèvres, les fronts illuminés, — littéralement illuminés, — par la joie, un courant entre les âmes, des effluves grisants, tout pour la satisfaction de l’œil et du cœur, bientôt les embrassades, des bouquets présentés, et, des fenêtres, une telle pluie de fleurs que c’est miracle en cette mauvaise saison. Ce restera pour moi la caractéristique de l’entrée à Mulhouse : les fleurs, les milliers de chrysanthèmes blancs, roses, de marguerites d’automne rouges, mauves, blanches, pétales légers et satinés qui volent comme les cœurs et bientôt s’étalent où sont les cœurs : sur la poitrine des braves. C’était, après la rue du Sauvage, beau spectacle que ce cortège tout fleuri, sous ce ciel éclatant, azur vif et soleil d’or, et la voûte des drapeaux frissonnants, entre les murs amoureusement tendus, dans la pluie continue des baisers et des fleurs, les cris, les chants, les Marseillaises coupées par les cris, les cris mal étouffés par les Marseillaises, et cette acclamation unique, grondante, presque terrible d’amour : « Vive ! vive ! vive ! vive la France ! Vive, vive, vive ! » Ah ! elle vivra, soyez-en sûrs. Alsaciens, mes frères, elle vivra de longs siècles, car une nation ne meurt pas quand elle a pu vivre un demi-siècle, à ce point aimée, dans les cœurs qui lui avaient été arrachés.