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moi ! » sa protestation le trahit plus clairement encore que la parole du Maître, car il proclame son innocence avec une mine de bourreau. Ainsi s’opposent, au centre du tableau, les deux extrêmes de l’échelle des âmes, l’homme déchu par le mal, endurci dans l’enfer de l’envie, de l’avarice et de la haine impuissante, et le Dieu fait Homme, le Verbe céleste, l’Amour victorieux par le sacrifice. C’est donc tout le fleuve des puissances humaines et divines qui roule à travers les douze apôtres et le Christ de Léonard, comme le fleuve des sons roule à travers un orgue qui gronde à pleins registres. On y pourrait retrouver, dans les grandes lignes, la hiérarchie des forces qui gouvernent l’univers et coordonnent l’humanité.

Pourquoi le Vinci n’osa-t-il pas terminer la tête du Christ, dont on devine seulement les traits vaguement ébauchés ? Vasari croit le savoir. « Léonard, dit-il, donna tant de majesté et de beauté aux têtes des apôtres qu’il laissa inachevée celle du Christ, pensant ne pas pouvoir lui donner cette divinité céleste que requiert l’image du Sauveur. » Lomazzo, dans son traité de peinture, confirme cette opinion. Selon lui, Léonard aurait consulté, sur ce point capital, son ami Bernardo Zenale. « Tu as commis une faute impardonnable, lui aurait dit ce connaisseur, en peignant les deux saints Jacques. Jamais tu ne pourras faire un Christ plus beau que ces deux apôtres. » Sur quoi, le maître se serait résigné à ne plus toucher à la tête de Jésus ! Racontars d’atelier, explications de gens qui ne comprennent que le côté technique de l’art. Il se peut que Léonard ait consulté ses amis, mais ce raisonnement douteux, cette lâche timidité de conception n’aurait pu arrêter dans son élan un génie comme le sien. En regardant l’esquisse à la sanguine que fit Léonard pour sa tête de Christ, esquisse qui se trouve au musée de Milan, on se convainc tout de suite de l’erreur de Zenale et de Vasari. Cette tête, d’une suavité merveilleuse, est très supérieure par la puissance de l’expression à celle des deux saints Jacques et même à celle de saint Jean. C’est elle qui a servi de modèle au Jésus de Sainte-Marie des Grâces. Mais elle ne révèle qu’un côté de la nature du Christ, son amour sans bornes, sa sensibilité réceptive. Il y manque la volonté, la puissance rédemptrice C’est sans doute pour cette raison qu’elle ne satisfit point Léonard, qui aurait voulu faire luire, à travers les larmes de