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Dès 8 heures du matin, le 17, je roule, avec le camarade G… pris à Thann, vers Mulhouse. Dans quelques jours, il paraîtra banal de dire à un chauffeur : « À Mulhouse ! » Ce matin-là le mot, au moment même où je le crie, retentit à nos propres oreilles comme les sons entendus dans un rêve : « À Mulhouse ! »

Cette ville où je vais pour la première fois trouver l’Alsace libre, c’est la dernière, on se le rappelle, que j’aie, en 1914, laissée derrière moi asservie, celle que je quittais en me disant : « Quand et comment les retrouverai-je ? » Je les vais retrouver après ces quatre ans et demi : je ne suis plus le conférencier en frac qu’on fête discrètement et qui cherche, dans la salle où un millier d’Alsaciens l’écoutent, à ne point faire de « gaffe, » de nature à faire dissoudre le Cercle des Annales. Là où je crois rêver, — toujours, — c’est de me voir sous cet habit bleu, le baudrier de cuir en sautoir et le revolver au flanc, traversant les lignes françaises et allemandes bouleversées, et, par tout ce pays haché de tranchées, courant vers la cité qui attend la France. Avril 1914, novembre 1918. Ne me dites point que quatre ans et demi se sont écoulés : non, un siècle ; tout est autre : les choses et les gens. Un souvenir encore pendant que je roule : un cimetière de Woëvre, le 11 août 1914 ; je suis sergent de garde et tiens sous un œil sévère la route d’Etain ; un hussard, un beau hussard d’autrefois, dolman bleu de ciel et pantalon garance, passe au galop, l’estafette classique, et il nous crie : « Mulhouse est prise ! » Le soleil en parut plus chaud, le ciel plus bleu. Mulhouse prise deux fois, deux fois fut perdue en ces tragiques semaines d’août et parce que Mulhouse avait acclamé les soldats du général Pau, qui, hélas ! ne purent y rester, nulle ville n’a peut-être été soumise à plus dure loi de la part du tyran revenu. Aujourd’hui Mulhouse, qui, en 1914, a salué le soldat français ivre de ce premier assaut donné et qui si follement combattait, va contempler la grande armée victorieuse, sereine et solide, qui a reconquis l’Alsace dans les plaines de France.

Les lignes allemandes abandonnées : de grands entonnoirs déjà recouverts d’herbe, la trace de nos obus de 1914 et de 1915 ; des boyaux, des tranchées vides de troupes, mais où gisent paquets de cartouches et bandes de mitrailleuses ; des casques camouflés ;