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à ravir le public ; Banville inaugurait au théâtre une manière libre et ingénument poétique, où sa souple fantaisie et son vers funambulesque faisaient merveille. Victor Hugo était à l’affût de tous les courants nouveaux ; il s’en emparait, il se les appropriait, il en faisait la chose de son génie : c’était sa manière à lui de créer. Comme il avait naguère emprunté au boulevard du Crime ses drames noirs, pour les métamorphoser en Marion, Hernani et Ruy Blas, l’exemple de Banville le mit sur la voie de ce théâtre de rêve où il y a, pour le moins, une perle : la Forêt mouillée.

Mangeront-ils ? est, aussi peu que possible, une pièce de théâtre ; et le sujet, c’est-à-dire la réponse à la question que pose le titre y est tout à fait négligeable. L’ile de Man est terre d’asile ; voilà trois jours que lady Janet et lord Slada s’y sont réfugiés : la colère du Roi les y poursuit. Rien à manger dans celle ile dont toute la végétation est empoisonnée. Combien de temps ce couple amoureux résistera-t-il à ne se nourrir que d’amour ? Cela nous est aussi indifférent qu’au poète lui-même. Cette vague affabulation n’est pour Victor Hugo qu’un prétexte à mettre en scène quelques personnages qui font partie de sa clientèle ordinaire, un roi, un vagabond, une sorcière, chargés de nous exposer sa sociologie, sa philosophie de l’histoire et sa métaphysique. L’œuvre, dans son ensemble, est une longue déclamation, mêlée de bouffonnerie, qu’illuminent parfois les éclairs du génie.

Le Roi est, bien entendu, un sinistre fantoche. Il se peut que Victor Hugo ait été royaliste dans sa jeunesse : il ne l’était certainement plus quand il écrivit Mangeront-ils ? . L’idée qu’il se fait alors des rois est nette, simple, sans nuances et concordant exactement avec l’opinion qu’il a sur les prêtres. Fourbes et cruels, rois et prêtres se haïssent, se jouent mille tours pendables, et ne s’accordent que pour pressurer les peuples dupes et victimes. Le roi de l’ile de Man est pareil à tous ses congénères : c’est un coquin doublé d’un imbécile. Il est méchant, il est lâche et il est sot. Il ne croit pas à l’enseignement des prêtres ; mais il croit aux prédictions des sorcières, aux signes, aux talismans, aux esprits. Encore n’est-ce pas de cela que Victor Hugo lui ferait le plus grand reproche, sa propre interprétation sur du naturel n’étant pas très différente ; mais le Roi est un monstre de férocité, c’est un maniaque du type néronien. Il aime à faire souffrir et à voir souffrir. Il ne lâche sa victime que pour la mieux reprendre et la faire mourir lentement ; il y a du sadisme dans son cas ; il a l’âme d’un tortionnaire. Enfin, c’est un roi.