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vie de ce grand mort, dit le témoin dont nous suivons le récit, produisait une impression puissante et douce. Il rappelait dans son immobilité (et plusieurs ont traduit leur vision par la même image) ces grands chevaliers de pierre sculptés aux porches des cathédrales.

Son visage n’offrait aucune des contractions de la souffrance et ne respirait que le calme. Frappé surtout aux jambes (l’une était entièrement broyée), la main gauche mutilée pendant le long du corps, il esquissait de la droite un signe qui lui était habituel au danger, le signe de la croix, « car, disait-il, il voulait mourir en chrétien. » La mort l’avait fixé dans ce geste de l’amour et de la prière.

Les officiers serrèrent cette main froide et raidie, puis la voiture s’enfonça dans la nuit, et le lendemain la dépouille mortelle fut enterrée au cimetière d’Estrées-Saint-Denis, où sa tombe devint pour les zouaves un lieu de pèlerinage.


VI

Ainsi vécut et mourut le commandant de Clermont-Tonnerre.

Il n’aura pas vu la victoire, cette victoire si chère et si longtemps différée, à laquelle jamais il n’a cessé de croire et pour laquelle il est tombé aux jours de la grande tourmente. Aujourd’hui, dans l’éclat des pompes triomphales, après que nos drapeaux troués et magnifiques ont défilé parmi les tempêtes d’ovations dans les villes conquises, il est juste de nous arrêter un moment sur les tombes en donnant une pensée aux morts qui sont restés au seuil de la Terre Promise et d’évoquer leurs grandes ombres. Elles ne sont pas entrées, mais elles nous ont ouvert la route. Que leur cortège funèbre se mêle au cortège du triomphe ! Qu’il étende une gravité sur notre joie solennelle ! Songeons pieusement aux vrais vainqueurs, les morts.

Sans doute, c’est une douleur de penser à ce que coûte la gloire. Dans cette immensité de pertes qui endeuille notre bonheur, lesquelles pleurer davantage ? On ne sait ce que la mort offre de plus cruel : si nous plaignons la jeunesse fauchée en sa précoce fleur avec toutes ses promesses, avec toutes ses ébauches et ses germes d’idées et de talents, que dire de la