Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/638

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prisonniers boches transportent sur des brancards. Blessures affreuses, ruisseaux de sang. Les deux médecins en tabliers travaillent comme dans une usine. Pourtant, les blessés ne se plaignent pas ; sauf les tirailleurs qui gémissent, ils souffrent en silence.

— « C’est une école de patience et de courage, dit Clermont-Tonnerre à Henry Bordeaux., Je vais me retremper chez eux [1]. »

J’arrête sur ce Irait ce tableau. J’aime l’image de ce soldat humain, suspendant son travail et se donnant un moment de relâche, s’arrachant aux questions du combat, aux demandes des vainqueurs qui réclament du matériel et des corvées, pour venir contempler l’envers de la victoire et prendre au milieu des brancards, des blessés, des mourants, une leçon de souffrance et de perfectionnement.


IV

Ce caractère de gravité et de sereine mélancolie est l’impression qui me reste des derniers jours de Clermont-Tonnerre. Nous nous revîmes plusieurs fois en décembre à Paris. Il avait rapporté de la Malmaison une lésion à l’estomac produite par la brûlure des gaz. Sa santé était ébranlée. Il s’était résigné à prendre quelques semaines de repos dans sa famille.

Il avait assurément besoin de se ménager. Après dix-huit mois de campagne à Verdun et au Chemin des Dames, après quatre citations à l’ordre de l’armée, il avait le droit de dire qu’il avait fait ses preuves. Il ne manquait pas de postes où il pouvait se rendre utile. Ses chefs le réclamaient auprès d’eux, ses amis le pressaient d’accepter. Il ne voulait rien entendre. C’est le drame de la vocation qu’on ne peut pas lui faire sa part. Le bien est une passion, un tyran comme le vice. Clermont-Tonnerre aimait ses zouaves. Quand on lui parlait de quitter sa troupe, il répliquait :

« Les zouaves sont-ils libres de partir quand ils veulent ? Je resterai. »

Depuis la fin d’avril la face des choses s’était entièrement retournée. La situation, si belle dans l’automne de 1916, après

  1. Journal inédit de Henry Bordeaux.