Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nous allions nous asseoir à la chère terrasse
Où progressivement envahis de douceur
Nous écoutions venir la nuit pleine de grâce.

Nous ne nous disions rien ; nous rêvions ; la torpeur
Qui noyait le jardin s’égouttait dans notre être ;
Un feu brillait encor dans l’épaisseur du hêtre ;
Le bassin coassant se bleutait de vapeur ;
Parfois l’on demandait, à travers la fenêtre,
Si nous n’avions pas froid, si nous n’avions pas peur.

Des bruits sourds nous venaient : une grille qu’on ferme,
Une gabarre au loin que l’on met au bossoir.
En bas, des vignerons ou des garçons de ferme
Passaient, qui revenaient des champs ou du pressoir.
Les filles chuchotaient et nous, d’une voix ferme,
Au bonsoir qui montait nous répondions bonsoir.

Puis, un dernier soupir bruissait sur les plantes,
Les vases Louis-Quinze aux contours estompés
Semblaient dissimuler leurs blancheurs insolentes.
Les nocturnes rentraient aux feuillages trempés
Et rien ne troublait plus la glorieuse paix
Que le ruissellement des étoiles filantes.

Et moi, je me sentais tout autre ; je songeais
Aux constellations du tropique et du pôle.
Je posais sur nos sœurs des regards étrangers ;
Claire faisait glisser le châle à son épaule,
Reine était comme un sphinx impénétrable ; et Paule
Blottissait contre moi ses beaux cheveux frangés.

Elles avaient des noms rustiques : Rose, Blanche,
Hortense, Violette et Marguerite aussi.
Elles me paraissaient, s’inclinant sur la hanche.
Un vase qui se vide, une fleur qui se penche,
Une voile qui fond sur le ciel adouci ;
Je plains qui fut enfant et n’a pas vu ceci.