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dit, bien imparfaitement, ce qu’avait été cette ère de tyrannie : la langue arrachée, les cœurs murés vifs, les têtes proscrites, le corps entier ouvertement promis au dépècement. Et quand aux perspectives les plus cruelles succédaient celles, bien sombres encore, de la guerre portée, par nos victoires mêmes, sur le territoire alsacien-lorrain, quand, à son tour, la tyrannie sombrant, l’anarchie révolutionnaire menaçait, nos troupes, arrivant sans combats dévastateurs, étaient venues, je l’ai dit, apportant à la fois tout ce que l’homme aime : la liberté avec l’ordre, l’amour fraternel le plus pur et le pain blanc. D’où les transports de joie qui paraissaient inexplicables, alors qu’il n’y a dans l’histoire que des événements explicables.

L’Alsace et la Lorraine, membres séparés du corps français, s’étaient, à l’étonnement de l’univers, en quelques heures ressoudées à ce corps. C’est qu’en réalité le même sang continuait à couler dans les veines des hommes qui, de l’un et de l’autre côté des Vosges ou de la Seille, consciemment ou inconsciemment, étaient les uns vers les autres attirés. L’Alsace et la Lorraine voulaient être françaises ; nous n’avions jamais admis qu’elles cesseraient un jour de l’être. Sur la place de la Concorde où se voit l’assemblée des grandes villes françaises, Strasbourg n’avait jamais cessé, même aux pires heures de doute et de découragement, de se parer des drapeaux endeuillés. De grands patriotes, Paul Déroulède, le premier de tous, avaient entendu que, même dans les discours, le droit violé ne se laissât point périmer. Dans tous les cœurs français, la plaie restait mal fermée et, inopinément, parfois à la surprise de ceux même qui sentaient s’aviver la douleur, cette plaie se remettait à saigner. Tant que des Français étaient contre leur gré retenus sous le joug étranger, tant que nous ne les en avions pas délivrés, nous restions les vaincus et les âmes les plus indifférentes en subissaient, souvent inconsciemment, l’insupportable malaise. Si, pour nos frères d’Alsace-Lorraine, notre rentrée parmi eux c’était la liberté recouvrée, c’était, pour nous tous, le signe sensible de la victoire reconquise et le symbole d’un magnifique relèvement. D’où la fusion des cœurs en ces journées de l’automne de 1918 et la double exaltation des libérateurs et des libérés.

A les retrouver fidèles, — miraculeusement fidèles après quarante-huit ans de séparation, — nos cœurs se gonflaient d’un