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troupes d’Afrique qu’on attendait en France, ce seraient des troupes épuisées par ce grand effort sans profit qui débarqueraient à Marseille et à Bordeaux. Encore serait-il nécessaire d’en garder un grand nombre pour protéger nos ports d’embarquement, sauvegarder nos nationaux, et rétablir tout le long de la mer cette ligne de résistance que nous avions abandonnée sur l’Atlas. Quant à maintenir ouverte la communication avec l’Algérie par Fez et par Taza le long d’une ligne d’étapes de plus de cinq cents kilomètres, il n’y fallait pas songer.

Et pourtant l’ordre était là.

Le lendemain, le général réunissait ses lieutenants, Gouraud, Henrys, Brûlard, Peltier, qu’il avait fait venir à Rabat pour leur communiquer la résolution qu’il avait prise. On lui demandait vingt bataillons, il en enverrait davantage ; mais il refusait d’abandonner un seul pouce du terrain que nous avions occupé. Au lieu de ramener à la côte les effectifs que le Gouvernement laissait à sa disposition, c’était au contraire la côte qu’il voulait jeter en avant, en renforçant les garnisons avancées de tout ce qui, dans l’intérieur, pouvait porter un fusil. A tout prix, il fallait nous maintenir sur l’Atlas, garder intacte l’armature de nos postes, contenir les tribus dans leurs montagnes. Alors peut-être pourrait-on conserver la tranquillité de la plaine, en tout cas retarder l’insurrection et permettre à nos bataillons de ne pas arriver fourbus, comme des épaves à la mer.

Ce jour-là, le Général gardait le Maroc à la France, ou plutôt, le lui donnait une seconde fois. Ainsi, presque au même moment, aux deux extrémités de l’immense front de bataille, deux hommes qui avaient fait les mêmes expériences et vécu les mêmes pensées, Gallieni sur la Marne et Lyautey sur l’Atlas, rétablissaient par un coup de génie une situation désespérée. Au cours de leur vie aventureuse ils s’étaient fait l’un et l’autre la même idée du commandement et du chef. Ils avaient appris à reconnaître qu’au-dessus de l’obéissance et de la discipline, au-dessus même de la volonté qui sait prendre une responsabilité, il y a l’imagination, la pensée qui découvre des solutions imprévues ; et qu’à la guerre comme partout, ce qui fait les miracles, c’est l’esprit de poésie dans l’action.

Et ce soir, après trois années de guerre, nous sommes ici, au cœur des tribus dissidentes, entre la double chaîne que nos