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prendre en main la charrue ou la faucille, ou mener paître leurs troupeaux. Alors on se donne rendez-vous chez un marabout du voisinage ; on égorge un mouton devant sa porte, on lui offre du bétail, du grain, des douros trébuchants, moyennant quoi, le saint homme convoque les parties adverses dans l’enceinte sacrée de sa demeure, écoute les raisons de leur dispute, qu’il connaît aussi bien qu’eux, leur fait à son tour un discours où il donne à chacun également tort et raison, puis tout le monde récite la Fatiya, la bénédiction coranique, et la querelle est un moment suspendue.


Ainsi vivent ces Berbères, qui réalisent une gageure, peut-être unique dans l’histoire, d’avoir sauvé leur liberté au milieu d’une complète anarchie. Aujourd’hui, ils nous opposent la même résistance farouche qu’ils ont opposée jadis aux Romains et aux Arabes. Depuis plus de deux mille ans, ils n’ont perdu aucune des qualités de force, de souplesse et de ruse que Salluste admirait chez eux. Nus et le couteau entre les dents, ils s’avancent, la nuit, en rampant sous les fils de fer barbelés, pour poignarder nos sentinelles. Jusque sous le mur du projecteur ils trouvent le moyen de voler des sacs d’orge ; et, lorsque l’alarme est donnée et que le phare éclaire le terrain, c’est tout juste s’il fait miroiter dans la pierraille un peu du grain tombé par l’ouverture d’un sac... On en a vu pénétrer à la faveur des ténèbres dans un campement de trois mille hommes, se faufiler sous les tentes, arracher aux soldats endormis leur Lebel que, suivant la consigne, ils gardent pendant leur sommeil attaché au poignet... Quelquefois, après un marché ou une fête, des cavalière décident tout à coup de faire parler la poudre, et vêtus de leurs plus beaux caftans, sur leurs selles brillamment ornées, vont surprendre à l’improviste des hommes qui font la corvée d’eau... Dès qu’ils sont attaqués, des feux allumés sur les cimes les rassemblent, avec une vitesse incroyable, de tous les points de l’horizon. La rapidité de leurs chevaux, leur habileté à utiliser le moindre accident de terrain, en fait des adversaires redoutables, surtout pour les convois et les trains régimentaires que nos troupes traînent avec elles, et qu’ils guettent de préférence, car ce qui leur plait par-dessus tout dans la guerre, c’est encore le pillage. Nos obus ne les effraient pas ; ils accourent au bruit du canon, cavalcadent sous nos mitrailleuses.