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aussi rare que les cèdres de leur foret. Depuis le fond des âges, ils n’ont jamais connu de maîtres étrangers. Les Romains ne les ont jamais soumis ; les plus grands Sultans du Maroc, qui tinrent un moment sous leur pouvoir toute l’Afrique du Nord et l’Espagne, ne les ont pas domptes davantage. Tels Salluste les a peints dans sa Guerre de Jugurtha, tels ils sont encore aujourd’hui, après plus de deux mille ans. L’Islam a passé sur eux sans toucher à leur vie profonde. Ils se disent bien musulmans, mais ils ignorent tout du Coran, car ils ne parlent pas l’arabe, et leur religion véritable c’est le culte de leurs saints locaux, l’adoration des sources, des pierres, des arbres sacrés, une religion toute d’instinct qui peuple le monde de génies, de forces bienveillantes ou hostiles. La seule autorité politique qu’ils reconnaissent est celle de leurs assemblées, où les Anciens délibèrent sous le regard de la foule. Mais cette foule est prodigieusement versatile, tracassière et frondeuse, inquiète du pouvoir qu’elle confie, divisée en partis toujours prêts à se trahir afin de faire triompher leur intérêt ou leur passion. Leur seule loi, c’est la coutume. Mais cette coutume est constituée par un ensemble d’usages d’une complexité si grande, d’un formalisme si étroit, d’une application si difficile dans son menu détail, qu’au lieu d’être un principe d’ordre, elle devient une source de désordre. Pour cacher une raison d’intérêt, justifier une querelle, c’est un jeu de découvrir dans le maquis de ce droit coutumier quelque usage violé, en sorte que, par un paradoxe étrange, le respect de la tradition vient fortifier ici l’anarchie.

Pour un rien les fusils partent. Tout est matière à dispute chez ces populations belliqueuses . une source, un bois, un pâturage, une femme, une bête volée, un fusil, une poignée de cartouches. On se bat indéfiniment de famille à famille et de tribu à tribu. Combats souvent peu meurtriers, mais dont la répétition finit si bien par épuiser les villages et les douars qu’il en est où l’on chercherait vainement un homme aux cheveux gris. Ici, vraiment, la guerre donne sa couleur à la vie : c’est un entraînement pour les uns, une source de profit pour les autres, un divertissement pour tous. Et cela dure jusqu’au jour où l’un des partis en guerre, quelquefois les deux ensemble, gênés dans leurs occupations plus terre à terre, mais plus utiles à leur vie, souhaitent de remiser les armes dans un coin pour