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qu’ils brûlent la moitié de ces arbres magnifiques, la plus puissante, la plus belle, afin d’avoir l’autre moitié. Fréquemment le cèdre résiste, le feu s’éteint, l’homme s’en va ; l’arbre meurt, mais toujours debout, bravant les orages et le temps, il devient à son tour un de ces grands corps de pierre qui mettent au milieu de ces verdures « une blancheur de statue. D’autres fois, il arrive que le feu vienne à bout de sa besogne : l’énorme fût craque et se brise à trois ou quatre mètres du sol ; mais sa masse trop puissante lasse très souvent la cognée, ou bien les moyens font défaut pour emporter ce corps trop lourd. Alors le blanc cadavre reste allongé sur place, et sa base charbonneuse, toujours enracinée dans la terre, semble un gros cierge funèbre qui s’est éteint près de lui...

Avant de les rencontrer ici, debout sur leurs montagnes, je les ai vus partout, ces arbres merveilleux, dans les cités du Moghreb. C’est leur bois presque éternel qui protège de la mort tout ce qu’on peut admirer dans ces villes de brique, de plâtre et de terre séchée. Au milieu de matériaux périssables, eux seuls ont la force et la durée. Si dans un palais de Meknès ou de Fez l’imagination peut se faire encore quelque idée de ce qu’était une demeure de Jérusalem ou de Tyr ; si cette dentelle de stuc a pu traverser les siècles ; si dans cette medersa une vasque de marbre jaunie, brisée, mais charmante encore, sert toujours aux ablutions ; si l’on voit dans l’arceau de cette fenêtre minuscule, au-dessus de ce balcon ajouré, apparaître le visage d’un étudiant pâli par la faim et l’étude d’une scolastique désuète, c’est que depuis des siècles des poutres et des chevrons, triplement étages et peints de mille fleurs ou sculptés comme la pierre dont ils ont presque la couleur, supportent ces toits de tuiles vertes où pousse l’herbe et où les pigeons roucoulent...

Il y a, çà et là par le monde, d’autres forêts de cèdres, au Liban, en Kabylie ; mais celles-là sont des forêts condamnées, mortes pour toujours à l’espérance. Elles ne se reproduisent plus et sont en train de disparaître, comme s’il n’y avait plus, pour les nourrir, dans un univers appauvri, assez d’air, de lumière et de fraîcheur souterraine. Mais ici la forêt vit. Elle meurt et renaît sans cesse. Et c’est peut-être la plus grande merveille de cette forêt merveilleuse. Au pied de tous les arbres surgissent, entre les pierres, des pousses d’un vert bleu, qui dans quelques centaines d’années deviendront ces chefs-d’œuvre forestiers dont