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pendant des semaines et des mois la soumission d’une tribu ; il faut, comme cet ancien instructeur des troupes chérifiennes qui fait route avec moi, avoir vu revenir, un soir, dans cette plaine de Meknès, les troupes d’une harka du Sultan, poussant devant leurs chevaux des femmes hurlantes, échevelées, qui demandaient l’aman, et les farouches cavaliers lancer à la volée les têtes des rebelles, qu’ils portaient au bout de leurs sabres ou des baguettes des fusils… Évidemment, de pareilles images au fond de la mémoire vous tiennent en éveil et répandent des couleurs énergiques sur ces plateaux fastidieux. Mais qui n’a pas ces souvenirs se sent prodigieusement perdu sur cette machine qui roule à travers ces espaces, où rien encore ne décèle ce qu’ils pourront donner un jour, lorsqu’une vie plus active viendra les animer ; et dans l’esprit désenchanté apparaît ce sentiment : « C’est donc là cet Eldorado qui nous a coûté tant de sang, et qu’ont jalousement convoité toutes les grandes nations de l’Europe ! »


Et voilà que tout à coup, comme nous venions de traverser le grand plateau solitaire d’El Hajeb, se découvrit à nos yeux un paysage d’une grandeur singulière, tel que sans doute la nature n’en a pas fait deux pareils.

Devant nous s’étendaient les premières pentes de l’Atlas couvertes de leurs forêts de cèdres, et, à nos pieds, une dépression profonde, hérissée de choses bleuâtres, de milliers de petites collines pointues, enchevêtrées inextricablement, un océan de vagues pétrifiées et lumineuses, un pays irréel qui paraissait taillé dans une matière dure et précieuse, opale, onyx ou béryl : tout cela baigné dans la lumière des fonds de tableau du Vinci. L’imagination arrachée violemment à sa torpeur était emportée d’un bond vers le lointain des âges, aux époques où ces milliers de collines, ces milliers de coupes d’azur étaient autant de cratères qui projetaient vers le ciel leurs gaz enflammés et leurs laves incandescentes, illuminant la solitude et le prodigieux silence que l’homme ne troublait pas encore. Nulle trace de végétation ni de vie. Dans ce pays de pierrerie il semblait que pas un insecte ne pût trouver sa nourriture. On eût dit qu’en descendant au fond de ce gouffre bleuté, on allait pénétrer soudain dans un de ces domaines du songe, comme on en voit dans les histoires arabes, et qu’on devait trouver, au