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de Vauvenargues ; et je sais, ah ! je sais que Vauvenargues n’a ni la puissance ni le charme de Jean-Jacques, mais je sais aussi qu’il n’a pas ses aberrations morales. Ceci ne pourrait-il compenser cela ?

Son œuvre, au surplus, n’a pas seulement un intérêt historique. Les années ne lui ont rien fait perdre de son utilité et de sa beauté. Pendant les quarante-quatre années qui ont suivi nos désastres de 1870, alors que nous étions des vaincus, que nous doutions de nous, que nous doutions de tout, et que nous avions toujours à l’oreille le terrible : « A quoi bon ? » qui paralyse, elle a été pour quelques hommes de ma génération un précieux réconfort. Cette œuvre de haute valeur traditionnelle, qui relie Corneille à Hugo, est plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Napoléon disait de Corneille que la France lui doit une partie de ses belles actions. Vauvenargues est trop peu lu pour que le mot puisse s’appliquer exactement à lui. Mais sachons bien qu’il ne se fait ni ne se fera jamais rien de grand en France qui ne soit chez lui en puissance et qu’il n’ait en quelque sorte pressenti. Nous le méconnaissons, comme volontiers nous nous méconnaissons nous-mêmes. Et puis, un jour vient où toutes les vertus de la race retrouvent soudain l’occasion de se manifester. Ce jour-là, il est juste de se souvenir de lui, et de l’associer à ces éclatantes et sublimes manifestations de l’âme française : elles sont du Vauvenargues en action.


ANDRE LE BRETON.