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Il ne s’en est pas tenu à cette compassion vague, à ces vagues formules d’humanité dont tout son siècle faisait grand abus. La pitié chez lui se précise ; elle va droit aux victimes de la société, et ce qu’il dit d’elles n’est pas ce qu’il a dit de moins nouveau. Car si l’on trouve çà et là dans la littérature classique et surtout à mesure que s’accentue la décadence de l’ancien régime, une satire des grands, des riches, des privilégiés, si l’on y entend parfois courir des grondements de colère, ce qui ne s’y trouve pas avant ni après lui, c’est l’amour et l’évocation émouvante des pauvres gens, des humiliés et des offensés, c’est cette « pitié sociale » dont parlait naguère Melchior de Vogué, et où, à partir du XIXe siècle, en France comme à l’étranger, les grands écrivains ont puisé leurs plus nobles inspirations. Je n’oublie pas les dix lignes que La Bruyère avait écrites sur la misère des paysans au temps de Louis XIV ; mais je dis que dix lignes isolées et comme perdues dans un livre ne comptent pas. Les pauvres gens tiennent une autre place dans celui de Vauvenargues ; il revient à eux sans cesse, avec un curieux mélange d’effroi et de tendresse, de curiosité et de respect. Il les nomme du nom que leur donnera Hugo, il les appelle « les Misérables, » et l’on est tout ému en feuilletant ses écrits d’y découvrir une première esquisse du livre dont ce mot est devenu le titre un siècle plus tard.


La terre est couverte d’esprits inquiets que la rigueur de leur condition et le désir de changer leur fortune tourmentent inexorablement jusqu’à la mort. Le tumulte du monde empêche qu’on ne réfléchisse sur ces tentations secrètes qui font franchir aux hommes les barrières de la vertu. Pour moi, je n’entre jamais au Luxembourg ou dans les autres jardins publics, que je n’y sois environné de toutes les misères sourdes qui accablent les hommes, et que divers objets ne m’avertissent et ne me parlent de calamités que j’ignore. Tandis que dans la grande allée se presse et se heurte une foule d’hommes et de femmes sans passions, je rencontre dans les allées détournées des misérables qui fuient la vue des heureux, des vieillards qui cachent la honte de leur pauvreté... (N’est-ce pas le vieux M. Leblanc assis avec Cosette au Luxembourg dans un coin de l’ancienne Pépinière ?) des jeunes gens que l’erreur de la gloire entretient à l’écart de ses chimères... (N’est-ce pas Marius qui s’en vient songeant au colonel Pontmercy, son père, à l’épopée impériale et à la prodigieuse destinée d’un Napoléon ?) des femmes que la loi de la nécessité, condamne à l’opprobre… (Hugo nous a dit leurs noms : Favourite,