Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/437

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tandis que là-bas tous les gentilshommes de la province sont en armes. Il lui semble que « le mauvais état de ses yeux et de sa santé ne le justifie pas assez ; » il demande à Saint-Vincens s’il n’y aurait pas quelque emploi pour lui dans les troupes nouvellement levées. Pourtant, ses pieds jadis gelés lui causent de telles souffrances qu’il ne peut se tenir assis à sa table pour écrire ; sa toux est devenue incessante. « Je vous entretiens de toutes ces bagatelles, parce que je sais que vous m’aimez… Adieu, mon cher ami, je vous embrasse tendrement, et vous suis dévoué pour toute ma vie. »

Pour toute sa vie !… Ce n’était pas prendre un engagement à long terme. Trois mois après il mourait, n’ayant pas tout à fait trente-deux ans.

Telle a été sa destinée.

D’autres, en pareil cas, ou pour des déceptions moindres, ont pris le monde entier en haine. Ni La Rochefoucauld ni Chamfort n’avaient autant souffert, avant d’en venir à nier le bonheur et la vertu. Ils avaient eu leurs jours de triomphe et d’ivresse ; l’un et l’autre, ils avaient été aimés. Et de quoi donc se plaignait-il, cet Obermann qui est allé s’ensevelir tout vif, les volets clos, dans sa petite maison solitaire, pour ne plus voir ni les hommes ni le ciel bleu ?De quelle exceptionnelle infortune étaient-ils donc victimes, tous ces délicieux Jérémies du romantisme qui nous ont appris à pleurer éternellement sur nous-mêmes ?

Vauvenargues, lui, a pardonné. Et c’est ce vaincu qui nous crie : « Quand même ! » C’est lui dont toute la morale n’est qu’une magnifique exaltation de la vie.


II

Non qu’il soit un naïf optimiste. Il avait subi de trop rudes épreuves et il avait trop de jugement pour en être un. Il est plus près d’Alceste que de Pangloss. S’il eût vécu aux beaux jours de Louis XIV, s’il eût pu respirer à pleins poumons l’atmosphère glorieuse du grand règne, il eût senti moins vivement les iniquités dont la vie est faite. Mais il était né en 1717 ; le spectacle qu’il avait sous les yeux, c’était la France du Régent et de Louis XV.

La critique des mœurs éparse çà et là dans son œuvre n’a