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V

Prenons le livre. C’est un recueil de 366 poèmes. On lui donne ordinairement ce titre : Canzoniere, c’est-à-dire recueil de Chansons. L’auteur l’appelait modestement : Fragments de mes œuvres en langue vulgaire. C’étaient en effet des fragments. Dès sa jeunesse, faisant, à la mode du temps, son métier de poète amoureux, Pétrarque avait écrit des vers, au hasard des jours et des sociétés, des rencontres et des demandes. Les feuilles éparses où il les notait s’entassaient dans quelque coffret ou tiroir. Il en parla sans cesse avec un ton de parfait dédain : rien n’avait de mérite aux yeux de l’humaniste que les écrits latins. Les autres n’étaient que fadaises, bagatelles, petits riens, — ciancie, — nugæ !

Au fond il ne les dédaignait pas tant que cela ! Il est aisé de voir avec quelle ferveur il s’y plut, appliquant cet art frivole à l’expression de ses plus hautes pensées. Ces petits riens ont occupé bien des heures de sa vie. Nous avons ses cahiers de brouillon, où l’on peut voir combien de fois et avec quel soin il a tout remis sur le métier ; il était de ceux qui se critiquent et se corrigent sans cesse. Car il avait rouvert coffrets et tiroirs ! Il avait repris les vieux feuillets jaunis ; il avait entrepris de ramener au point les Chansons et les Sonnets d’autrefois, pour les raccorder aux plus récents, les compléter, quand il était besoin, en intercalant de nouvelles pièces.

S’il en eut tant de soin, ce fut dans le dessein réfléchi de les classer dans un certain ordre et de les publier tous ensemble. L’ordre qu’il a adopté n’est pas un ordre de hasard [1]. C’est, si l’on veut, un savant désordre. Les fameuses amours sont le centre, le motif général, quelquefois le prétexte de tout ; autour d’elles est éclose toute une fleur de poésie, peinte des couleurs de la plus somptueuse imagination. Et au travers, l’auteur a semé des poèmes où l’amour n’est pour rien, chants admirables de morale, de politique, d’humanisme, de gloire : car il fallait que toute sa vie fût là, sans rien omettre.

Mais pour qui sait voir, parmi cette apparente confusion, le drame moral se déduit bien clairement dans sa suite logique,

  1. Nous avons sur ce sujet une forte base d’études, depuis que M. Pierre de Nolhac a reconnu au Vatican le manuscrit établi définitivement par l’auteur.