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pris le soin de s’assurer du bon fonctionnement de tous les rouages : il ne s’est pas rendu compte de la situation de la IIe armée, qui, loin de marcher en avant, est en arrière d’une journée ; il ne tient pas compte de la fatigue des corps, déjà si fortement éprouvés par les batailles de Guise et de la Meuse et n’arrivant sur la ligne de front que les uns après les autres avec des retards considérables [1] ; surtout, il ne tient pas compte de l’indocilité du brillant général de cavalerie qui commande son aile droite et qui, n’ayant connu jusqu’alors que des succès et des éloges, s’est grisé de la confiance que lui témoigne, d’un cœur unanime, tout le « Vaterland. »

Von Kluck n’entend nullement passer au second plan. Il se croit destiné à frapper le coup qui doit anéantir l’armée française : et voilà qu’on prétend l’arrêter pour que Bülow cueille la palme ! Il arrive le premier et on suspend sa course !

« L’intrépide » général n’écoute que son sens propre, l’instinct de cavalier qui le porte en avant. Sans rien objecter aux ordres de l’Etat-major, il donne à ses éléments avancés l’ordre de franchir la Marne sur la ligne de la Ferté-sous-Jouarre-Château-Thierry dès le 3. Il poursuit les Français avec d’autant plus d’ardeur qu’il les croit en pleine déroute, dissociés et démoralisés ; il ne craint qu’une chose, c’est qu’ils ne parviennent à lui échapper, comme déjà l’a fait, à double reprise, l’armée anglaise. Peut-être a-t-il connaissance de l’ordre donné par Joffre de pivoter sur la droite ; il l’interprète comme voulant dire : céder toujours à gauche. Ses renseignements lui ont appris que l’armée britannique est dans la région de Coulommiers : il se convainc ainsi qu’une brèche s’est faite entre l’armée French et l’armée Franchet d’Esperey ; et c’est dans cette brèche supposée qu’avec une imprudence inouïe et contrairement aux ordres reçus, il jette ses corps l’un après l’autre. Ne songeant qu’à sa poursuite, il se couvre à peine du côté de Paris : il s’élance. Son but, maintenant, c’est la trouée de Rebais : il entend précéder Bülow sur le champ de bataille du nouveau « Cannes, » à Montmirail.

Il est nécessaire d’insister sur cette conviction où est von Kluck qu’une brèche existe dans le front adverse ; car c’est de là que vient cette témérité qui le porte en avant et qui lui donne

  1. Sur l’état de dépression physique et morale des armées allemandes, à la veille de la Marne, voir Histoire de la guerre, t. VIII, p. 180 et suivantes.