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le calme et la mesure, ces vertus bourgeoises, leur sont inconnus ; il leur faut, ou du moins ils se l’imaginent, les orages de la passion. Et ils agissent, ou plutôt ils écrivent en conséquence. Lamennais, lui, n’avait déjà que trop de pente à suivre la mode régnante. Il avait la sensibilité très vive et très mobile, mais il ne me semble pas qu’il l’ait eue démesurée et exceptionnelle, et, — volonté ou nature, il est difficile de le dire, — elle paraît avoir été tournée vers l’amitié plutôt que vers l’amour. Sans nier le moins du monde qu’il ait beaucoup vécu par le cœur, je crois pourtant qu’il a vécu plus encore par l’imagination. Son imagination ardente et sombre, excessive et un peu maladive lui amplifiait toutes choses, sentiments et idées, et le rendait éminemment propre au travail de la plume. Il se rendait assez bien compte lui-même de tout ceci : « Qu’est-ce que le cœur ? disait-il un jour à Benoit d’Azy. Est-ce autre chose que l’imagination ?… Il faut que mon âme souffre pour produire ; je ne saurais rien faire quand j’ai le cœur content : ingemuit et parturit. C’est ce qui me console dans mes travaux ; naturellement ils m’inspirent une profonde répugnance ; aucun goût ne me porte à écrire, mais il y a quelque chose d’étranger à moi qui m’y force. » On ne saurait faire plus clairement entendre qu’on a pour le métier d’écrivain une vocation irrésistible. Et en effet, tel est bien là, ce semble, le fonds même de Lamennais. Cet apôtre, ce conducteur d’âmes est né écrivain et même poète ; il ne se « réalise » pleinement, il n’exprime toute sa personnalité que la plume à la main ; il a besoin que les idées, les sentiments qui s’agitent en lui prennent corps sur le papier, et que sa propre parole lui en renvoie l’écho sonore et agrandi. Sainte-Beuve, qui l’a bien connu et bien curieusement étudié, a noté ce trait essentiel avec sa perspicacité coutumière : « Il est beaucoup plus du siècle, beaucoup moins prêtre, et beaucoup plus écrivain et poète que nous n’avions cru le voir, » écrivait-il, dans une note rectificatrice de 1836. Et dès 1832, il recueillait et consignait de très suggestifs aveux : « L’imagination de l’abbé de Lamennais, observait-il, est restée ardente jusqu’à quarante ans : il eut aimé s’en laisser conduire dans le choix et la forme de ses écrits. Le genre du roman s’est offert à lui maintes fois avec un inconcevable attrait. Son vœu à l’origine, son faible secret ne fut autre, assure-t-il, que celui des poètes, une solitude profonde, un loisir