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faisait-il allusion à cette aventure de jeunesse quand, bien longtemps après, en 1840, il répondait en balbutiant à Mme Cottu qui lui reprochait de calomnier une profession où il était jadis librement entré : « J’avais eu de grands chagrins auxquels je cherchais une consolation ?[1] » Il est possible, encore que, sur ce point, nous en soyons réduits à un témoignage unique, assez indirect, très postérieur aux événements, et peut-être sujet à caution[2]. Je sais qu’on peut alléguer, et qu’on allègue généralement, le témoignage, infiniment plus autorisé, de Sainte-Beuve : « Quant à ce qui touche, écrivait ce dernier en 1832, le genre d’émotion auquel dut échapper difficilement une âme si ardente, et ceux qui la connaissent peuvent ajouter si tendre, je dirai seulement que, sous le voile épais de pudeur et de silence qui recouvre aux yeux même de ses plus proches ces années ensevelies, on entreverrait de loin, en le voulant bien, de grandes douleurs, comme quelque chose d’unique et de profond, puis un malheur décisif, qui du même coup brisa cette âme et la rejeta dans la vive pratique chrétienne d’où elle n’est plus sortie[3]. » Mais on oublie que Sainte-Beuve, en réimprimant plus tard son article, se rétractait dans la note que voici : « Il serait même possible que notre soupçon sur une passion unique et profonde qu’il aurait ressentie fut excessif et au delà du vrai. On s’expliquerait peut-être encore mieux par cette absence d’emploi en son temps la jeunesse perpétuellement recrudescente de son âme, ses naïves et fougueuses échappées dans les choses, n’ayant pas été attendri ni réduit dans l’âge par l’humaine passion[4]. » On voit combien tout cela est obscur, difficile à préciser, et combien il serait imprudent d’être, en pareille matière, trop affirmatif.

Quelle qu’ait été d’ailleurs la première jeunesse de Lamennais, — et j’inclinerais, sur cette question, à partager le dernier avis de Sainte-Beuve, — quand, en 1818, il fit la connaissance de la baronne Cottu, — alors Mme de Lacan, — il était l’auteur, déjà célèbre, de l’Essai sur l’Indifférence, et sa vie, retirée, laborieuse, austère, était bien celle qui convenait à

  1. Lettres à la baronne Cottu, p. XLIV.
  2. J.-Marie Peigné, Lamennais, sa vie intime à la Chênaie, Paris, 1864, p. 28.
  3. Sainte-Beuve, l’Abbé de Lamennais (Revue des Deux Mondes du 1er février 1832, p. 368), et Critiques et Portraits littéraires, 1re édition, Paris, Renduel, in-8o, 1836, p. 349-350.
  4. Sainte-Beuve, Portraits contemporains (éditions actuelles, t. I, p. 211-212.