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âme. Car nous ne connaissons pas toute la correspondance de Lamennais durant cette longue période de douze années : si nous la connaissions tout entière, sommes-nous bien assurés que les quelques lignes qui nous ont frappés par leur caractère d’âpre amertume, et presque de désespérance, ne nous apparaîtraient pas singulièrement plus clairsemées, et comme fondues ou presque noyées dans le cours de beaucoup d’autres préoccupations ? Relisons même à la suite et sans parti pris les quelque cent quatre-vingts lettres qui nous ont été conservées de cette époque de tâtonnements et d’incertitudes ; et avouons que le « noir dégoût de la vie » n’en est pas la note dominante. Il serait facile d’en extraire, parmi bien des détails familiers, des observations piquantes ou moqueuses, de beaux élans d’ardeur mystique et de spiritualité confiante. Plus on étudie Lamennais, et plus on se convainc qu’il était la mobilité même, et qu’on lui ferait le plus grand tort en le fixant ou en le figeant dans une seule attitude morale. Extraordinairement impressionnable, vibrant à tous les souffles du dedans ou du dehors, souvent malade d’ailleurs, doué d’une imagination et d’une sensibilité excessives, c’était avant tout peut-être une âme de poète et d’artiste, — une pauvre âme chantante et flottante de poète et d’artiste dont les sentiments et les paroles ne doivent pas être évalués à la mesure commune.

Je reprends ici une très pénétrante observation d’un fin connaisseur en matière de psychologie religieuse, M. Henri Bremond, dans une fort suggestive étude sur Lamennais[1]. Je suis peut-être moins convaincu que M. Bremond, que l’auteur des Réflexions sur l’Imitation ne fût pas né pour le mysticisme, mais je crois comme lui qu’il était trop écrivain né pour ne pas, à son insu, donner le change à ses lecteurs sur la vraie nature des sentiments qu’il éprouvait. Qu’il ait eu, à de certains moments, pour le sacerdoce, des répugnances, des dégoûts réels, — chose, paraît-il, plus fréquente qu’on ne le pense, dans les vocations même les plus assurées, — c’est ce que je n’ai garde de nier. Mais ces impressions, comme il les déforme peut-être, comme il les exagère en tout cas, et comme il les dramatise en les exprimant ! Comme il se laisse entraîner par sa plume, et attirer et séduire par la forte, brillante et émouvante

  1. Henri Bremond, ’Inquiétude religieuse, 2e série, 1 vol. in-16 ; Paris, Perrin, 1909 la Détresse de Lamennais.