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Car jusqu’à quel point ces scrupules ne l’ont-ils point, quelque temps, écarté de l’autel ? Ajoutez à cela que, né avec une Imagination mobile, une humeur changeante et un caractère très indécis, étant d’ailleurs venu tard à la foi, et n’ayant pas subi l’entraînement de l’éducation en commun dans un séminaire, on s’explique assez bien qu’il ait, plus qu’un autre, soumis à l’épreuve de la réflexion, de la prière et du temps l’idée de se vouer au sacerdoce. À cette épreuve même il se croyait d’autant plus tenu qu’il prévoyait une opposition sérieuse de la part de son père, lequel fut mis très tard au courant des projets de Félicité et y donna son consentement avec plus de « résignation » que de plaisir. Bref, on s’explique assez bien que, même si l’idée de se faire prêtre lui est venue de bonne heure, Lamennais ait mis cinq ans d’intervalle entre la moment de sa conversion et celui où il se fit conférer les ordres mineurs.

On s’explique moins bien, il faut l’avouer, que sept années se soient encore écoulées avant les engagements suprêmes. Mais qu’on ouvre la Correspondance. À chaque instant, on y trouve des déclarations comme celles-ci : « Sécheresse, amertume, et paix crucifiante, voilà ce que j’éprouve, et je ne veux rien de plus ; la souffrance est mon lit de repos. » Et encore : « Toute liaison et même toute communication avec les hommes m’est à charge ; je voudrais pouvoir rompre avec moi-même… Rien ne me remue, rien ne m’intéresse, tout me dégoûte… Je ne sais sur quoi porter un reste de sensibilité qui s’éteint ; des désirs, je n’en ai plus. J’ai usé la vie ; c’est de tous les états le plus pénible, et de toutes les maladies la plus douloureuse comme la plus irrémédiable. » Et enfin :


La cause première de tous mes maux n’est pas, à beaucoup près, récente ; je portais depuis plusieurs mois le germe de cette mélancolie aride et sombre, dans ce noir dégoût de la vie qui, s’emparant de mon âme peu à peu, finit par la remplir tout entière. Abandonné alors à une accablante apathie, totalement dépourvu d’idées, de sentiments et de ressorts, tout me devient à charge, la prière, l’oraison, tous les exercices de piété, et la lecture, et l’étude, et la retraite, et la société ; je ne tenais plus à la vie que par le désir de la quitter, et mon cœur éteint ne trouvait une sorte de repos léthargique que dans la pensée du tombeau.


Ces crises de sombre tristesse physique et morale sont fréquentes