Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/93

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ë. Bariatinsky et son ancien aide de camp, comte Bobrinsky. C’est pour moi maintenant un triste devoir de les porter à sa veuve.

Je trouve Mme Kalédine dans le palais de l’ataman du Don. Dans les vastes salles de l’immense demeure, son deuil prend une grandeur tragique, un air d’infinie désolation. Avec la mort de cet homme, c’est le rêve de tout un peuple qui s’est évanoui.

Cette malheureuse et vénérable Française, à qui les doux souvenirs de sa patrie semblent plus beaux encore et plus chers dans sa solitude et son deuil, ne veut pas quitter le palais, menacé pourtant par le plus cruel des ennemis.

Je lui raconte la douloureuse stupéfaction, le désespoir qui s’est emparé de l’armée de volontaires, quand la terrible nouvelle y a été connue : dans les yeux de la pauvre veuve, — ces yeux qui savent encore voir et qui ne savent plus pleurer, — passe comme un éclair : l’orgueil d’avoir été associée à l’œuvre du grand patriote.

« Le patriotisme a été pour lui une religion. Sa patrie, c’était son Dieu. »

Ce sera le jugement définitif de l’histoire sur cet homme, qui a pendant quelques mois rempli l’unique grande charge seigneuriale qui nous ait été léguée par le moyen âge. Les uns l’accusent de faiblesse, les autres d’un manque de souplesse. Kalédine est tombé à son poste comme un des derniers soldats qui aient lutté pour la Russie. Comme Alexeief et Kornilof, le dernier ataman du Don a levé l’étendard du patriotisme en face de l’anarchie.

— Mon admirable mari s’est suicidé pour enflammer les Cosaques. Quand il s’est aperçu que sa voix était couverte par les clameurs de l’anarchie, et que sa parole n’était plus écoutée, il a pris le dernier moyen qui lui restât pour pousser les stanitzas à la révolte contre l’ennemi. Sa mort glorieuse a plus fait que tous les actes de sa vie. Tout le Don se lève.

Voilà donc pourquoi le métropolite a revêtu le front de l’auguste mort de la « couronne des vainqueurs ! » Toute une foule, pleurant et désespérée, a défilé devant le cercueil de celui dont la vie, selon la conviction de l’Eglise, se termine en victoire. Hélas ! peut-on croire que sa mort suffise à galvaniser les guerriers du Don, après que les horribles malheurs de