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montre, sous un fanion rouge, une batterie du 6e régiment, dont les canons ont tiré les premières salves de l’artillerie américaine sur les positions allemandes. La plupart des soldats américains ont piqué à leur vareuse ou à leur casaque la cocarde tricolore. On voit de petits drapeaux bleu, blanc et rouge, arborés à l’affût des pièces légères ou lourdes, aux ridelles des voitures régimentaires, au capot des camions automobiles, au frontail des chevaux. Les cuisines roulantes elles-mêmes sont pavoisées.

Chemin faisant, les colonnes de l’armée américaine rencontrent des prisonniers qui vont en sens inverse, venant des camps plus ou moins éloignés d’où les Allemands nous les renvoient dans un pêle-mêle savamment bariolé. Ces pauvres gens sont lamentables avec leurs brassards jaunes, leurs casquettes jaunes et noires, leurs nippes déguenillées, leur allure éreintée de besaciers errants. Quelques-uns de ces malheureux ont des bonnets d’astrakan à la mode cosaque. Pourquoi cet arrivage de Russes dans nos lignes ? Serait-ce une des conséquences de la rupture du traité de Brest-Litowsk ? Quoi qu’il en soit, nos amis d’Amérique les accueillent, les ravitaillent, les réchauffent. Plus d’une fois, nous avons vu des groupes de prisonniers, mêlés, autour d’un feu de bivouac, à des équipes de soldats américains. On découpe, pour eux, des tranches de pain blanc. On vide à leur intention le contenu des boîtes de conserves ou des pots de confitures. On ajoute à ces secours matériels le réconfort moral d’une bonne poignée de main. Et nos gens, heureux enfin de l’aubaine qui s’ajoute à leur délivrance, oublient pendant quelques instants les geôles d’Allemagne, détournent de leur mémoire le souvenir obsédant des camps de représailles et s’en vont, appuyés sur leurs bâtons, prenant d’un pas moins lourd et d’une démarche moins lasse le chemin de la prochaine étape sur la route où ils auront besoin d’une rééducation progressive pour goûter pleinement les bienfaits de la liberté.

Rouvres, le dernier village du canton d’Étain, en allant vers Briey, est en ruine. C’est là qu’on entre dans la partie du département de Meurthe-et-Moselle qui fut occupée par les Allemands jusqu’à ces derniers jours. Les quelques habitants qui ont pu rester à Fléville sont là, guettant notre auto, nous obligeant à stopper. Et ce sont des mains tendues, des yeux qui pleurent,