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pour des vétilles ou des questions de protocole mondial, seraient des criminels et des traîtres, sinon peut-être pis encore, des cerveaux nains, et donc antipathiques… « L’Italie et la France représentent la Latinité, c’est-à-dire la fleur du monde. Les races latines conservent en dépôt la beauté parfaite. Elles ont imposé le règne de l’intelligence. Elles savent que la force des brutes s’effondre toujours, et veulent que l’esprit soit le chef, le seul chef !… »

Longtemps nous devisâmes ainsi de la belle amitié italo-française, que tous deux nous souhaitons indissoluble et fraternelle avec tant de ferveur !

— D’ailleurs, reprit le poète après un moment de rêverie, je suis très optimiste. Les vieux entêtés, à préjugés séniles, mourront. J’ai toute confiance en la forte jeunesse de l’Italie. L’avenir m’apparait radieux.

De quel ton il prononce ce mot, « la jeunesse ! » Qu’il est bien de son pays en ce culte passionné de l’avenir, lui que certains étourdis ont accusé parfois d’être « passéiste ! »

— Pourquoi, lui demandai-je, ne prendriez-vous pas à tâche d’instruire la France, touchant l’Italie, et réciproquement ?

— Parce que je suis suspect, me répondit-il en souriant. Chez vous, on jugerait que je loue trop ma patrie. Ici, on estimerait que je célèbre trop ma seconde patrie.

Quand je quittai le lendemain le commandant d’Annunzio sur le Lido, il s’apprêtait, ivre de joie, à s’envoler vers Trieste. Il y voulait porter une bannière italienne « de 12 mètres sur 9, » depuis longtemps tenue en réserve. Mais, par une précaution délicate non moins qu’affectueuse, il faisait aussi détacher et placer dans sa carlingue la petite cloche de son champ d’aviation, car on sait que les voleurs d’Autriche ont dépouillé tous les clochers triestins de leur pauvre âme…

Le commandant put-il ce jour-là descendre sur la Terre Promise ? Sans doute. Peu après, en tout cas, quand ses amis français ; le 11 novembre, ont gagné la leur, il envoyait à l’auteur de ces lignes cette frémissante, cette émouvante dépêche ;

« Toute parole est vaine. J’embrasse en vous mes chers frères de France.

« Gabriele d’Annunzio. »


MARCEL BOULENGER.