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l’épée. Or, mon corps m’a permis de faire ce que voulait mon énergie. Et, d’ailleurs, la volonté est magique : elle peut tout, exactement tout. Ce fut pour moi un second étincellement de la jeunesse. Ne fût le sang d’autrui qui coule, je serais tenté de considérer avec effroi la fin de la guerre… »

Il s’arrêta un instant, et reprit d’un air dur : « J’espère d’ailleurs que nul Sénat, ni qu’aucun pasteur de peuples, envisageant comme Marc-Aurèle les affaires du monde au nom de la philosophie, n’arrêtera nos armes avant que les Barbares ne jonchent la route jusqu’à Vienne et jusqu’à Berlin. Je compte voir cela avant de mourir triomphalement ! »

Et comme à ce mot je me fâchais encore, Gabriele d’Annunzio baissa les yeux, et prit sa voix très nette et très calme, celle qui lui vient aux lèvres dès qu’il nomme son pays :

— L’Italie, fit-il, est une patrie jeune. Elle n’a pas vos siècles d’unité, vos siècles d’histoire. Elle n’a pas votre immémoriale tradition de peuple déjà soudé et grand lors des Croisades. Puissé-je donc maintenant, par toute ma vie, jusqu’à la mort incluse, contribuer à la tradition de la jeune Italie ! »

Un jour, un obus tomba sous ses pas, et par miracle l’épargna. Les fantassins qu’il commandait en ce temps-là[1] enlevèrent la ceinture métallique du projectile, et la lui offrirent ensuite, après y avoir fait ajouter par un orfèvre un feuillage d’or et un rameau d’argent. La branche d’argent, lui déclarèrent ces braves, est pour le poêle ; et les feuilles d’or, pour le soldat. Je l’ai vue, cette couronne, et me demande parfois si ces simples gens n’ont pas exprimé la vérité : l’or est pour le soldat… Toutefois, l’on n’a qu’à se réciter quelques vers du poète, et alors…

J’essaie de lui persuader qu’après la guerre, il pourra, et peut-être devra, vu son immense autorité, jouer un puissant rôle. Mais il secoue la tête : « Je suis habitué à pétrir l’âme des soldats, matière ardente, accessible aux sentiments fougueux et purs. Que pourrait devenir ma parole dans la puanteur des intérêts bas et des manœuvres politiques ? » Évidemment, la

  1. « Pendant la guerre, dit-il avec désespoir, j’aurai donc fait tous les métiers : fantassin, officier de liaison, d’état-major, marin, aviateur. J’aurai tiré le fusil, lâché la bombe et lancé la torpille. Mais à cause de mes yeux, il me faut caindre les galops trop rudes : si bien que je n’aurai pas pu charger, moi qui suis d’une brigade de cavalerie, cavalier dans l’âme, qui ai tant adoré et compris les chevaux. »