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tordus ou brisés, passerelles rompues, barques à demi sombrées, puis, en approchant du front, la désolation des villages roses jetés bas, voilà le morne voile que la bataille a fait descendre sur toute une zone de la Vénétie, déjà mélancolique en temps de paix. Un pauvre patelin du Nord ruiné par l’artillerie nous tirera des larmes ; mais il y a quelque chose, non de plus douloureux, néanmoins de plus inattendu, et peut-être de plus absurde encore dans le bombardement d’un fragile village, peint comme un coquillage, et qui ne semblait avoir mûri, sous le soleil caressant du Midi, que pour les chansons, la vendange et le repos de Tityre, une fois la journée faite. Susegana, par exemple, nous apparut ainsi qu’un hameau de corail mis en miettes, dont les nuances mal éteintes essayaient encore de sourire, au milieu d’un silence horrible.

Cependant, de place en place, l’auto s’arrêtait, pour laisser passer soit un bataillon d’infanterie couvert de poussière, soit quelque file interminable de cavaliers, soit des batteries d’artillerie. On approchait du Piave, que toute l’année italienne passait peu à peu. Çà et là, encore cloué à quelque arbre ou gisant dans la boue, se trouvait un écriteau portant « Nach… nach… » trace de la seconde tentative autrichienne pour prendre Venise. Je songeais au fameux « Nach Paris ! » et demandai au lieutenant, mon compagnon, qui savait l’allemand, comment on disait « Vers la honte ! » en cette langue. Bien en prit au lieutenant, d’ailleurs, de parler allemand : il put interroger des prisonniers autrichiens qui défilaient sans cesse, par petits groupes, traînards apparemment, ou déserteurs ramassés dans des trous. Leurs réponses ne variaient guère. Dès qu’ils entendaient, en effet, un officier italien leur demander à quelle nationalité ils appartenaient, tous de répondre aussitôt : « Polonais, nous sommes Polonais ! » A croire les prisonniers, il n’y avait plus un Autrichien dans l’armée autrichienne : tous Polonais !

Quelques malheureux en guenilles et pieds nus passaient aussi, très acclamés : des Italiens, arrachés aux mains de l’ennemi. Deux d’entre eux semblaient moins hâves, parce qu’on les employait, nous dirent-ils, à la boulangerie dans les lignes autrichiennes, et qu’ils parvenaient à ne pas trop mourir de faim. Ils n’en étaient pas moins en loques ; mais l’un d’eux, un Napolitain, portait en bandoulière une guitare qu’il n’avait