Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une sorte de bruissement continuel, comme le bourdonnement d’une ruche, s’élevait dans la pénombre des grandes rues. On annonçait le bouleversement des lignes autrichiennes, les prisonniers par milliers, la capture de canons, de mitrailleuses innombrables, de munitions, de convois entiers. « Comunicato straordinario ! » annonçait un vendeur de gazettes, qui en pleurait presque, sous la terrasse de la villa Aldobrandini…

Ah ! comment résister au désir fou de voir, s’il se pouvait, le champ de bataille, le lieu de la victoire latine sur les nouvelles hordes de Goths, de Hongres et de Huns, naguère jetées par des princes brutaux sur la patrie de Virgile et du Vinci, et aujourd’hui mises en déroute, grâce à l’endurance et au courage des modernes légions romaines ? Une phrase admirable de Gabriele d’Annunzio, publiée cette semaine même (28 octobre) dans le Corriere della Sera, chantait dans ma mémoire : « Vittoria… i cielo sono men vasti delle tue ali[1]. » Le Piave m’attirait par sa triple gloire : là, il y a un an, l’invasion terrible avait été brisée ; là encore, voici quelques mois, la seconde ruée tudesque s’était effondrée ; là, enfin, commençait l’irrémissible débâcle des Barbares !…


Deux jours après, le 30, je roulais en auto, à toute allure, par la plaine vénète. Nous venions de Padoue, et gagnions le fleuve illustre, franchi l’avant-veille par les troupes italiennes.

La Vénétie ne ressemble-t-elle pas un peu à certains coins de la Hollande ? Ce n’est qu’une immense plaine, découpée en carrés par des fossés bordés de saules. On sent que l’eau se trouve partout au ras du sol : elle s’écoule très lentement, s’endort, s’élève en un brouillard perpétuel, estompe l’horizon. Au milieu de cette campagne mouillée, herbue et potagère, serpente la Brenta, languissant canal, et s’élèvent çà et là des campaniles aux tendres couleurs, ou des villas baroques, bonnes pour les plaisirs sans passion du sénateur Pococurante, dont la philosophie émerveilla Candide.

Un tel paysage est-il riant, est-il beau ? Je l’ai vu, quant à moi, triste à serrer le rieur, la guerre l’ayant cruellement insulté, sinon détruit. On avait dû camoufler sans grâce les routes magnifiques, crevées en outre par les obus. Arbres

  1. « Victoire… les cieux sont moins vastes que les ailes ! »