Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/675

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conserver intactes les frontières de l’honneur. Dès lors, devant l’immense ruée, il faut se replier, couvrir la France qui, pour résister à l’orage, doit rabattre sur elle son armée comme les plis d’un manteau. et c’est la longueur infinie des jours et des nuits de retraite. On part bien avant l’aube et c’est une clémence puisqu’au moins l’on ne voit pas tout ce qu’il faut abandonner. Mais le soleil ajoute bientôt aux fatigues de la route et à l’amertume des regrets. Que de belles terres belges et françaises il faut ainsi laisser à l’envahisseur !… Ce joli village où les yeux suivent votre départ avec un effroi résigné, ces villes opulentes déjà, mornes de l’affront prochain, ces champs indéfinis où s’arrondissent les moules, ces vignes étalées aux flancs des coteaux de Champagne pour ne rien perdre des baisers du soleil, tout vous jette un muet adieu… Oh ! les haltes près de ces maisons soudain délaissées, au seuil béant, chaudes encore de la douce intimité familiale et où l’on retrouve, sur un coin de table, le cahier où s’exerçaient les doigts malhabiles d’un enfant !…

Parfois l’on fait front et il semble que l’assaillant se fixe, puis va reculer. Mais l’ordre est plus inexorable que l’assaillant. et la retraite recommence, tandis que, trouée d’incendies, la nuit s’émeut


du piétinement sourd des légions en marche.


Avec l’armée s’en va, autre armée de misère, la longue théorie de ceux qui n’ont pas voulu attendre l’Allemand. Et l’on songe, les dents serrées, que l’on ne peut même pas tenter de les défendre. Que deviendront-elles, leurs villes et leurs bourgades ? Quelle insolence allemande s’y installera pour les gouverner ? Combien durera leur deuil de la pairie ? Quand reverront-ils nos soldats, les pauvres gens qui tournoient autour d’eux comme des oiseaux blessés et finissent parfois par retourner au gîte qu’ils auraient voulu fuir et dont ils ne peuvent s’arracher… D’autres poursuivent cependant : un vieux traîne sa vieille sur une pauvre brouette ; un long convoi mêle des charrettes villageoises surmontées d’édredons, de voitures d’enfants, parfois de cages d’oiseaux, au bétail beuglant sa détresse de l’étable abandonnée… En voici qui cherchent dans un champ la pierre où reposer leur tête ou qui, novices,