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C’est alors qu’il est doux que s’allume la lampe,
Que dans un vase, sur un meuble, une fleur trempe,
Qu’une main laisse choir l’ouvrage interrompu,
Que dans l’ombre sourie un sourire connu
Et qu’une voix de femme ou d’enfant, voix aimées,
T’accueillent, ô passant des villes embrumées !


PAUL CÉZANNE


LA PRIÈRE DE PAUL CÉZANNE


« Seigneur de la clarté, de l’air et du nuage,
Toi vers qui si souvent mon appel s’est tourné,
Vois les traits durs et las de mon pauvre visage,
Sa bouche sous la barbe et son front obstiné ;

Considère ces yeux qui fixèrent les choses
Avec un tel désir de voir leur vérité
Et regarde ces mains noueuses, et moroses
Du douloureux effort de leur sincérité ;

Et maintenant, Seigneur, en ta miséricorde,
Ecoute et que je sois, par ta grâce, demain,
Le serviteur fidèle à qui le maître accorde
Une tombe rustique en un coin du jardin.

J’ai passé de longs jours en un labeur honnête
Et j’ai tiré parti du peu que j’ai reçu,
Nulle fraude jamais n’a souillé ma palette
Et mes yeux n’ont jamais menti ce qu’ils ont vu ;

D’autres ont recherché le tumulte et la gloire,
Mais moi je n’ai voulu que cet humble laurier
Qui pousse sobrement sa feuille presque noire
Au seuil du probe artiste et du bon ouvrier,

Et c’est pourquoi, Seigneur, ayant vécu mon âge,
Au moment de mourir aux lieux où je suis né,
Je t’offre ces yeux clairs en un pauvre visage
Et ce front et ces mains et cet œil obstiné.