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Fortin qui a tiré ou fait tirer sur les otages à la Roquette[1]. Je voulais le voir, et c’était, m’avait dit Ch. Chincholle, le seul moyen de le voir.

J’entre. La baignoire est pleine. Sur la scène, Hamlet en noir, Ophélie en bleu. « entre dans un couvent ! » Dans la loge, dus silhouettes noires d’hommes, de femmes. La voix des acteurs arrive là, assourdie.

M. Fortin ?

Un petit gros homme se lève.

— Restez assis, je vous en prie !

J’attends la fin de l’acte. A la lueur de la lampe, je vois un homme à visage gras, riant, rose, une petite moustache, les cheveux drus, hérissés, solide, râblé, dans un vêtement gris. L’aspect de ce qu’on appelle vulgairement un bon garçon. L’air d’un ouvrier gouailleur, à odeur de fauve.

— Comme vous avez l’air jeune ! Quel âge aviez-vous donc en 70 ?

— J’avais vingt-quatre ans !

— Asseyez-vous donc !

Et alors, me voilà, sur la banquette de velours, où plus d’un duo d’amour a dû s’échanger, causant avec cet homme qui a du sang sur le front.

Du reste, il n’a pas l’air de s’en douter. Il parle du passé comme d’un fait de guerre. Il s’est battu rue Sedaine contre la ligue. Il a, place de la Roquette, demandé des volontaires pour fusiller les otages, — dus volontaires parce qu’il fallait qu’ils sachent bien ce qu’ils faisaient. Le premier qui s’est présenté, c’est un pompier, en grande tenue !

— Comment s’appelait-il ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Je ne sais pas.

Et alors des détails sur Mgr Darboy, Deguerry, Allard, Ducoudray.

— Ils sont bien morts ?

— Très bien ! (d’un air franc, aimable, plein de justice ! ! ) Bonjean a faibli un peu. En route, Darboy me disait : « On devrait encore écrire a Versailles ! » Je lui répondais : « C’est

  1. Fortin Emile, condamné à 20 ans de travaux forcés (procès de l’Archevêque de Paris), mort en 1904.