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Bien qu’il s’agisse d’un engin de destruction, nous sommes en présence d’un record formidable de la technique allemande qui ne manquera pas de provoquer dans le monde une émotion considérable. » Le commandement déclare ses objectifs : Soissons et Amiens ; mais la foule prononce déjà les noms de Calais et de Paris. Les correspondants de guerre affirment que toutes les troupes sont animées de l’esprit d’août 1914. Même délire à l’arrière : cette fois la certitude de la victoire parait complète. A Berlin on s’arrache, dans les rues, les éditions supplémentaires que publient les journaux où sont célébrés les progrès des armées, le génie des chefs militaires, la gloire du Kronprinz.

Et la magnifique revanche pour Ludendorff ! Car c’est lui qui a voulu et préparé cette victorieuse offensive (Hindenburg rentre dans l’ombre). Aussi est-ce lui qui reçoit les journalistes au Grand Quartier, les harangue, et leur montre la dévastation des régions septentrionales de la France, les engageant à mettre ce tableau sous les yeux du peuple allemand : « Tous ceux qui se refusent à voir quelle catastrophe effroyable notre armée a écartée du pays, devraient contempler ces provinces désolées. La Prusse orientale elle-même ne peut en donner une idée. Elle n’a souffert que d’une façon passagère. Ici les ravages durent depuis trois ans et demi. » (Münchner Neueste Nachrichten, 26 mars 1918.) La prise de Montdidier porte l’enthousiasme au comble.

Enfin, pour augmenter encore l’allégresse publique, les journaux sont remplis de dépêches expédiées de Suisse et dépeignant le désarroi de la France : les Français commencent à comprendre l’inutilité de l’aide américaine ; Paris est affolé par le bombardement ; des obus sont tombés jusqu’à Versailles ; un jour, on a constaté, dans la banlieue, plus de 400 points de chute ; l’impopularité du gouvernement grandit chaque jour ; il y a eu des manifestations sur la place de l’Opéra lors de la publication des communiqués officiels ; les rues sont sillonnées de policiers américains à la recherche de complots ; c’est le régime de la délation ; les habitants s’enfuient ; les gares sont prises d’assaut ; les hôtels, les restaurants, les magasins sont clos ; tout le monde attend avec terreur l’arrivée des Allemands ; 50 000 déserteurs sont réfugiés dans la capitale ; des Annamites déguisés en femmes racolent dans les rues les jeunes gens qui