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son plaisir que dans ta désolation ; et rien n’est plus attristant que celle méchanceté humaine dans une bête innocente… Si, dans les temps qui viendront, un Berlioz inconnu veut exprimer par la musique la tristesse de ce village, ou d’un autre tout pareil, anéanti par la guerre, qu’il n’oublie pas de faire entendre, au milieu de sa symphonie, entre le fracas du canon et le silence de la douleur, le cri grinçant de cet oiseau !


XII. — LA MAISON D’OÙ LE MAÎTRE EST PARTI

Quelle allégresse de quitter cette cave, de sortir de ce boyau, de se retrouver sur une route ! Je me croyais habitué à ces ténèbres : Mais non, je n’étais pas habitué ! Que cette route est blanche ! Comme ce ciel est paisible ! Derrière nous, sur la ligne, le jeu brillant des fusées ; devant nous, l’ombre éclairée de lune, la transparence de la nuit. Pour nous délasser les épaules, nous posons, tous les quatre, nos sacs sur le bord du chemin, et entre nous s’élève, très silencieusement, un large sentiment d’amitié, une satisfaction pleine, profonde, sans mélange, de nous retrouver là, tous ensemble, intacts après ces heures agitées, et de nous être porté bonheur les uns aux autres. J’éprouve pour l’agriculteur de Saintonge, le jardinier de Neuilly, et le propriétaire du café Saint-Ausone une affection fraternelle. Je me reproche mes accès de mauvaise humeur à leur endroit, que d’ailleurs je puis me flatter de n’avoir jamais laissé paraître. Je sens toute la valeur de leur attachement aux choses simples de la vie et l’apaisement qu’a donné à mon imagination énervée leur résignation bougonne. Je pense à tout ce qui se cache de gentillesse délicate sous leurs dehors un peu rudes ; je me rappelle mon retour parmi eux, à ma dernière permission.

C’était, il y a six mois, en automne. Autour de moi, sur la route déserte, rien que des branches nues. Les têtes rondes des guis, au sommet des peupliers, étaient la seule verdure ; le canon, qui n’arrêtait pas, semblait avoir pris possession de tout l’air, maintenant que la dernière feuille était tombée. Une lumière encore lointaine m’annonça mon cantonnement. Même l’endroit le plus triste du monde devient, dans la nuit, une étoile. Je revenais, reconnaissant les moindres détails de la route, et pourtant il me semblait voir toutes choses pour