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nuits infernales, il ne faudra pas moins que le spectacle de tout un grand village, détruit, réduit en miettes, par des années de guerre, comme était, par exemple, à quinze cents mètres de nous, à l’endroit où s’amorçaient les boyaux, le village où se trouvait le poste de notre colonel.

Je m’y rendais dans les moments d’accalmie, pour y prendre les ordres ou chercher des bougies, suivant tantôt ce qui fut une rue, tantôt ce qui fut un jardin, ou bien un petit bois, et m’attardant à cueillir le muguet. Mon Dieu, qui m’aurait dit qu’un jour, près d’une ligne de feu, je me promènerais, comme un héros de Gérard de Nerval, avec cette pensée : je vais cueillir du muguet ! Ma foi, avant la guerre, je ne savais pas même où et comment cela poussait. Ici, les bois étaient remplis de ces clochettes innocentes et tout à fait irresponsables des niaiseries qu’on leur fait dire sur les cartes postales. On en voyait partout sur le bord des terriers creusés par les obus : les moustiques, nés avec elles, troublaient seuls le plaisir de les cueillir.

En ces temps diaboliques, les arbres, les maisons, les paysages, si immuables d’ordinaire, passent plus vite encore que les hommes. Dans le village du colonel, pas un arbre qui n’eût sa branche fracassée ; pas un rosier qui n’eût sa branche morte, pas un mur qui s’élevât plus haut, que ceux d’HercuIanum ou de Pompéi. La brique pâle et comme inanimée dont les maisons étaient bâties, achevait la ressemblance avec ces villes mortes. Quelques grands porches de fermes, sous lesquels passaient jadis les chars de moisson et de vendange, et conservés par miracle, s’ouvraient largement sous le ciel, précisant encore l’air antique de ces ruines toutes fraîches, perdues au milieu d’un marécage. Ce n’est pas assez dire que le bombardement a détruit les maisons, il les a réduites en poussière. On regarde comme une curiosité le seul toit qui existe encore. L’église n’est qu’un amas de décombres, et pourtant, si détruite qu’elle soit, elle garde au milieu de cette dévastation sa physionomie d’église, et, en dépit de son piteux état, un air de protection.

Mais pour faire de ce village cette chose sans nom, il a fallu trois ans de guerre, des milliers et des milliers d’obus, — cinquante, cent mille peut-être, — tant il est facile et difficile à la fois de détruire cette fragile et résistante chose : une maison, une vie ! Et les obus tombent encore tous les jours, pour trouer ces murs inutiles, démolir cette fenêtre qui tenait par