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tranchées et nos boyaux. Plus un bruit, plus un coup de canon. Une sorte de mort s’était établie dans l’air. Nous en éprouvâmes tous une déception profonde (qui me fit voir combien, dans le pessimisme naturel à mes trois compagnons, il y avait d’espoir secret), car ce silence qui succédait à l’effroyable vacarme, c’était le signe que notre attaque pour délivrer les collines de Reims n’avait pas réussi, et qu’il fallait, une fois de plus, ouvrir un crédit à la patience.

Après ces grands ébranlements, on reste un instant interdit, comme à la sortie d’un concert l’esprit demeure quelque temps prisonnier de cet univers de sons, d’accords, de pensées vagues qui se dessinent, se mêlent, se font et se défont dans une fantasmagorie étrange soustraite à l’espace et au temps. Puis cette impression se dissipe ; les choses reprennent autour de vous leur aspect naturel ; et le plus vif sentiment qui subsiste de cet énorme tapage, c’est un peu d’humiliation pour le trouble qu’on a ressenti. D’où ces propos gouailleurs, ces plaisanteries toujours les mêmes, reproduites à satiété par la littérature du front, et qui sont moins de la gaieté qu’une raillerie sur soi-même, de nature assez macabre.

Ces émotions violentes et qui toujours se ressemblent, s’effacent vite avec le danger, ne laissant guère dans la mémoire que l’écho de leur fracas. Tant que dure le vacarme, l’imagination énervée se figure qu’elle va garder de ces heures forcenées de quoi peupler de souvenirs tout le reste de la vie. Mais, en dépit de leur étrangeté, ces grands tumultes aériens n’ouvrent dans la mémoire que de larges trous pareils à ceux des obus dans les champs, et quand on veut rassembler les impressions qui vous en restent, on constate avec surprise qu’elles tiennent dans le creux de la main.

Sous le bombardement, je me disais parfois : « Quand la paix sera revenue, que tout ce vacarme sera fini, comment les gens qui n’auront pas connu ces cataclysmes de bruits, pourront-ils s’en faire une idée ? » La vue des quelques changements qu’on découvre autour de soi, quand on remonte à la lumière. — un escalier démoli, un pan de mur écroulé, un cercle d’entonnoirs, — serait bien insuffisante, pour maintenir ou recréer l’impression de ces heures d’orage. Pour faire revivre devant l’imagination ces brutales cérémonies en musique, pour donner une idée de ces pompes grandioses, d’une seule de ces