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nous restent à encaisser. » Tout cela dit paisiblement, comme il aurait indiqué à ses aides jardiniers le nombre de pétunias, de géraniums ou d’héliotropes à planter dans un massif.

Quant au cafetier de Saint-Ausone, il nous raconta une histoire célèbre, je suppose, chez tous les hôteliers, et qui me parut s’accorder tout à fait à l’état de nos esprits.

Un voyageur, dans un hôtel, avait coutume, en se couchant, de jeter avec fracas ses souliers sur le plancher. Son voisin s’étant plaint, il promit d’être moins bruyant. Mais entraîné par l’habitude, en se déshabillant, le soir, il jeta son premier soulier avec sa violence ordinaire. Puis, se rappelant tout aussitôt sa promesse, il posa l’autre si doucement qu’une souris ne l’aurait pas entendu. Cinq minutes, un quart d’heure s’écoulent. L’irascible voisin attendait pour s’endormir la chute du second soulier, mais à la fin, n’y tenant plus : « Hé ! Monsieur, cria-t-il à travers la cloison, achevez de vous déchausser ! »

Nous aussi, dans les nappes de silence, entre deux bombardements, nous avons envie de crier : « Hé ! Qu’attendez-vous, là-bas ? Tirez, et que ce soit fini ! » Ces moments de répit sont aussi désagréables que le bombardement lui-même. Le silence n’est plus un repos, mais l’attente du tapage ; toute accalmie n’est qu’un retard sur l’échéance inévitable. Nous mesurons le temps en obus, comme la semaine passée, nous le comptions en bougies. Toutefois, chacun de nous sent fort, bien que le moment où nous quitterons cet abri ne dépend plus maintenant du colonel ni de personne, et que la décision en est reportée à une date, qui ne se mesure plus en secondes, en minutes ou en jours, ni même en chandelles ou en obus.

De temps en temps, les yeux s’égarent vers ce mince plafond de briques, qui est toute notre protection, avec les gravats du mur. Évidemment, l’abri creusé sous l’ancienne voie romaine qui passe devant notre maison, serait un meilleur refuge. Là vivent, loin des bruits du monde, depuis bientôt deux ans, des électriciens troglodytes, qui, pour des raisons mystérieuses que seul comprend un soldat du génie, ne nous donnent jamais la lumière. Très bons garçons, très accueillants, ils interrompent volontiers, pour nous faire place dans leur antre souterrain, leurs petits travaux d’art sur des culots d’obus. Mais, ici, dans notre cave, nous nous sentons chez nous ; nous avons sous la main les deux ou trois objets qui