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optimisme fondé sur des dates suffisamment éloignées pour qu’il ne puisse être ébranlé par les petits faits du jour, la bonne humeur se flétrit entre ces murailles moisies. Entends-je quelque propos pessimiste, me voilà exaspéré et qui embouche la trompette héroïque. Abonde-t-on alors dans mon sens, j’éprouve une sourde fureur, et me voilà dressant des mines contre de fallacieux espoirs. Le Saintongeais a-t-il le tort de s’abandonner, avec une bonhomie candide, au rêve d’une paix prochaine, c’est pour moi un plaisir diabolique de voir le désespoir se peindre sur ses traits, quand je lui prouve avec trop d’évidence que nous serons ici dans deux ans. Le cafetier, pour me complaire, se rallie-t-il à mes raisons, alors il faut entendre comme je me débats contre cette intolérable idée ! La couardise me répugne, l’héroïsme m’excède. Je suis las de refaire, tous les jours, la carte du monde. J’ai deux opinions, sinon trois, sur les Bulgares, les Turcs, les Grecs, les Russes, les Anglais et les Américains, et jusque sur le temps qu’il fait. Je suis fatigué de tourner indéfiniment dans les mêmes pensées. La mémoire alimente de vaines rêveries, et s’y épuise ; on est la proie d’un songe sans paroles ; l’imagination s’accroche à vingt sujets, mais n’a de prise sur aucun ; les sentiments gardent leur même force, mais leur expression s’use dans cet éternel va-et-vient de la tête au cœur. La guerre a pris pour moi l’aspect d’un voyage en troisième classe, que je fais depuis trois ans vers une destination inconnue. J’ai le des brisé par les planches, la tête cassée de dormir dans une brutale encoignure, la cervelle martelée par les propos de compagnons qui changent quelquefois, mais semblent toujours les mêmes. Et ce qui défile à la portière a perdu pour moi tout attrait.

Mais sur les onze heures du matin, une vague lumière descend-elle jusque dans ma cave, l’ombre d’un rayon de soleil vient-elle toucher nos pierres moisies, de nouveau, mon humeur change. Mon esprit rasséréné ne voit plus dans le destin qui nous mène qu’une de ces épreuves que les mauvais génies imposent dans les contes aux chevaliers amoureux. Plus elles paraissent horrifiques, plus on est assuré qu’ils s’en tireront à leur honneur. J’accepte presque avec allégresse le sort qui me condamne à massacrer encore, après tant et tant d’autres, quelques centaines de ces ennemis blancs et noirs qui sont les jours et les nuits. Et par notre escalier branlant je remonte à la lumière.