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je connaissais bien, prit possession de cet étroit espace où les marins avaient apporté, un moment, la haute mer et son silence.


Le Français est charmant d’esprit et de sociabilité. Quel dommage que ces vertus ne puissent s’exprimer autrement que par des paroles ! Que je lise, que je veille ou que je dorme, plus obstinés que le canon, plus forts que le rêve ou le sommeil, sans trêve, sans pitié, sans répits bourdonnent dans ma tête les propos cent fois entendus de mes compagnons de ténèbres, le petit lot de soucis personnels que, depuis le début de la campagne, ils traînent avec eux et qu’ils ont apporté au fond de cette cave avec leur sac et leur bidon. Ah ! oui, je la connais, l’histoire de la poule au gibier racontée par mon cafetier, dont vraiment je ne vois ici que l’ombre, car sa personne, sa personne réelle, s’agite loin de nous, là-bas, à Angoulême, dans le faubourg Saint-Ausone, au fond de son petit café, une serviette sous le bras, au milieu de ses clients, qui me sont tous devenus familiers avec leurs tics et leurs manies… Et les démêlés de la femme du petit propriétaire de Saintonge avec le maire de son village, qui veut réquisitionner ses cochons ! Je sais par cœur les lettres qu’il reçoit, et celles qu’il répond, et les vengeances qu’il médite. Sa vie gravite autour de ses verrats ; et je connais les porcheries, et, je puis dire, chaque cochon du bourg, avec autant d’exactitude que les clients du cafetier… Dédaigneux de ces soucis vulgaires, le premier jardinier du prince moscovite écoute d’une oreille distraite ces médiocres histoires qui se déroulent dans un monde pour lui si peu distingué. Quand le cafetier, à bout de souffle, a fini de détailler les particularités attenantes à la classe des professeurs de musique qui constituent le fond de sa clientèle, et que l’éleveur de cochons cherche au fond de sa mémoire s’il n’a pas oublié quelque trait des perfidies de son maire, l’horticulteur s’élance pour essayer de nous faire bien comprendre, à nous autres profanes, les affres d’un jardinier obligé de satisfaire aux fantaisies d’un prince, qui exige dans son jardin des parterres impeccables et des chiens en liberté !

Chacune de ces trois histoires a fini par prendre pour moi je ne sais quelle forme monstrueuse, qui s’agite dans les ténèbres, toujours prête à surgir de l’ombre. Que de fois j’ai béni