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offenser, j’ai les oreilles rebattues des histoires, toujours les mêmes, qu’infatigablement ils ressassent. O silence, divin silence, le bien le plus précieux du monde ! Depuis trois ans, je ne le connais plus. Ressemble-t-il trop à la mort ? il fait horreur à tout le monde. Le canon a des répits, la causerie n’en connaît pas. Ni la fatigue ni la nuit n’arrivent à calmer les bavards. Longtemps après qu’on est couché, toujours quelques voix attardées murmurent dans un coin du grenier ; et quand enfin tout bruit de voix s’est éteint dans les ténèbres, les ronflements paraissent orchestrer des conversations mystérieuses qui se poursuivent dans les rêves. Fiévreusement intéressée à ces rythmes saugrenus, l’oreille écoute un gosier qui s’étrangle, une flûte qui s’élève, une basse qui s’étouffe, qu’on croit morte, et qui renaît. Alors, assis dans la paille, la couverture sur le dos, on n’a d’autre ressource, pour tuer ces heures sonores, que de suivre des yeux, à la lumière d’une chandelle, les équilibres d’un rat ou les progrès d’une araignée, ou bien encore de contempler tous ces corps étendus, qui éveilleraient dans l’esprit les plus sinistres pensées, si de ces nez et de ces gorges ne sortait, sans jamais mollir, cette infernale louange à la vie.

Pendant toute cette campagne, je n’ai vraiment connu qu’une fois le silence, j’entends le vrai silence qui n’est pas seulement fait d’une absence de bruit et de voix. C’était à Loo, en Belgique. Le hasard d’une convalescence m’avait fait l’hôte d’une maison où logeaient l’amiral Ronarc’h et son état-major de fusiliers marins. Derrière le brise-bise de la porte vitrée qui me séparait d’eux, j’assistais presque à leurs repas. Ah ! ces dîners sans un mot, si rapidement expédiés ! Et la veillée qui suivait, véritable veillée de quart ! Je voyais l’amiral, les mains derrière le dos, la casquette sur la tête, sa cigarette à la bouche, aller et venir, silencieux comme sur le pont d’un navire. Ses officiers ne parlaient pas davantage. Autour de leurs personnes flottait le tragique des heures qu’ils venaient de vivre à Dixmude. Il me semblait faire avec eux, dans cette petite maison des Flandres, une longue traversée sévère. Puis ils partirent. À leur place, se succédèrent dans la salle à manger les petits états-majors de nos différents régiments ; le Limousin, le Périgord, la Charente, s’attablèrent tour à tour entre ces quatre murs, et de nouveau la vie bruyante et familière, que