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Le Kaiser a démissionné ! Pendant une demi-heure encore, c’est un bouillonnement des esprits. Puis la nouvelle s’installe au fond de chaque cerveau, y fait son trou, s’y repose comme le vin dans la bouteille. Le soir même, naturellement, le faux bruit était démenti. Nouveau remous, nouvelle agitation d’un moment, puis tout retombe dans le calme. Une feuille de plus sur l’eau dormante.


A quelques jours de là, on amenait dans notre poste deux prisonniers allemands qu’une escouade avait capturés. L’un d’eux, ouvrier métallurgiste, avait longtemps travaillé à Puteaux et parlait fort bien français. « La guerre, c’est la faute des gros, disait-il obstinément, en dévorant la soupe que nous avions posée devant lui. Mais quand la guerre sera finie… » Et pour achever sa pensée, il faisait avec sa cuillère le geste d’abattre sur son cou le couteau d’une guillotine. Enthousiasmé à cette idée, l’un de nous s’écria : « C’est votre Guillaume qu’il faudra pendre le premier ! » Mais l’Allemand scandalisé et joignant les talons : « Oh ! notre Empereur ! très bon pour nous ! » Et tous demeurèrent interdits, sentant vaguement, cette fois, qu’il y avait des tranchées et du fil de fer barbelé entre leur propre pensée et celle de l’homme au garde à vous, et que le Kaiser n’était pas, pour les gens d’outre-Rhin, le despote exécré qu’ils se représentaient dans leurs songes.


VIII. — BAVARDAGES ET CARNETS D’UN SOU

A la lumière de ma bougie, je lis le Capitaine Fracasse sous le bruit soyeux des obus, qui passent au-dessus de notre abri et vont s’abattre très loin, Dieu sait où ! Ce bruit de soie qui déchire l’air accompagne très bien cette lecture charmante et tout ce cliquetis d’épées qui blessent toujours et ne tuent jamais… Mes compagnons s’arrachent le volume sitôt que j’ai cessé de le tenir dans mes doigts. Ce romanesque, cette fantaisie, cette gaieté les enchantent. Ingénument ils se retrouvent dans ce Gascon si tendre, dans ce Fracasse bavard et courageux. C’est un poilu ! disent-ils.

J’aime beaucoup mes trois compagnons. Ces trois petits cousin » de Fracasse sont braves, dévoués, débrouillards et, comme lui, souvent pleins d’esprit. Mais, sans vouloir les