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contagieuses de ces énergumènes exaltèrent l’orgueil et déchaînèrent les convoitises de la nation tout entière.

La célébration des anniversaires de la « guerre de libération », l’inauguration du monument de Leipzig portèrent au paroxysme cette frénésie guerrière. Rien ne saurait mieux donner une idée de la démence de l’Allemagne qu’un bref récit de l’historien Karl Lamprecht[1], mort pendant la guerre. Cette scène extraordinaire pourrait servir de prologue à la grande tragédie :


1913 réveillait les souvenirs de 1813. Les fêtes commémoratives furent de grandes campagnes intellectuelles : elles annonçaient ce qui devait venir. Ce fut dans ces circonstances qu’une fête eut lieu dans l’Aula de l’Université de Berlin en présence de l’Empereur.

L’Aula est une salle assez vaste construite dans les bâtiments de l’Université qui furent naguère édifiés. D’un aspect grandiose et imposant, sans aucune réminiscence des constructions anciennes, elle offre, franchement, avec les ressources de la technique moderne, les formes de l’architecture la plus nouvelle. Ce jour-là, il faisait sombre, et l’Aula était illuminée. Une profusion de lumière dissimulée rayonnait sur le plafond bleu qui scintillait d’une façon merveilleuse et sur les murailles couleur de fraise. L’assemblée présentait un tableau chatoyant. Tout ce qui a un nom à Berlin était représenté : on voyait beaucoup d’uniformes, l’Empereur et l’Impératrice.

Jamais je n’eus sous les yeux une image plus fidèle et plus complète de la Grande Prusse. Le chœur commença par le cantique : « Père, je t’invoque. » Un grand sérieux, une sorte d’attente s’était emparée de tous les esprits. Puis le chœur continua : ce fut alors une suite de chants de 1813 arrangés de telle manière que l’accent en fut de plus en plus ardent… On eût dit d’abord de soudains appels de trompettes. En avant, toujours en avant. Et toujours on se sentait davantage vibrer à l’unisson. Il y avait dans l’air une inquiétude de l’avenir mêlée aux grands souvenirs de 1813. Les chants furent interrompus par des discours où s’exprimait cette aspiration à la liberté qui remplissait les cœurs. L’assemblée debout entonna : « Dieu qui fait croitre pour nous des moissons de fer. » L’Empereur et l’Impératrice chantaient avec les assistants. Le chant terminé, l’Empereur se dressa impétueusement. D’une brusque impulsion il se précipita vers

  1. Karl Lamprecht « est passé dans l’éternité le regard fixé sur une Allemagne plus grande, accrue et fortifiée comme nation, sur une Allemagne appelée à diriger l’Europe. » (Article nécrologique du Dr Doren dans le Berliner Tagblatt du 13 mai 1915.)