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rien, jaillit quelque chose d’énorme, d’imprévu, de formidable, qui cependant n’éteint pas la bougie, laisse tout à sa place et ne fracasse pas l’appareil : le Kaiser a démissionné !

Cette nouvelle absurde, idiote, invraisemblable, met aussitôt dans notre cave, une agitation de rats qui ont découvert un fromage. Le Kaiser, c’est la guerre même. Lui disparu, elle va finir ! J’essaye timidement d’objecter que la nouvelle, fût-elle vraie, ne changerait rien aux événements, et que nous avons devant nous, non pas un homme, mais tout un peuple acharné à nous détruire. Mes compagnons se refusent obstinément à cette idée. Il ne peut pas leur entrer dans l’esprit qu’une race d’hommes, foncièrement différente de la leur, soit enivrée du désir de leur imposer par la violence des façons de penser, de sentir, de comprendre la, vie, tout à fait étrangères à celles auxquelles ils sont dressés par les siècles. Ils constatent bien chez les Allemands une brutalité à laquelle leur propre nature répugne, mais ils inclinent à penser que nos ennemis n’agissent de la sorte que sur l’ordre des chefs, et que cette barbarie ne signifie pas grand’chose quant au fond même de la race. Ils m’écoutent poliment, mais ils demeurent persuadés que je ne suis pas à même de démêler les sentiments véritables d’un paysan ou d’un ouvrier, qu’il soit Français ou Allemand. Ils s’obstinent à croire que les conditions matérielles de la vie, à peu près les mêmes pour tous, créent un type uniforme d’ouvriers ou de paysans, en dehors de toute frontière, sans réfléchir qu’eux-mêmes, entre les murs de cette cave, ils se reconnaissent très différents parce que le destin les a fait naître à quelques lieues les uns des autres.

Braves gens de chez nous, honnête peuple de France ! la haine lui est bien étrangère. Sa colère ne peut dépasser l’ironie ou le mépris. Entre Nordschoote et Steenstraete, un de nos hommes qui plantait, au milieu de la nuit, des fils de fer en avant de la tranchée, sentit soudain que son piquet, son cavalier, comme on dit, entrait avec un bruit insolite dans quelque chose de mou. S’étant penché, il reconnut qu’il clouait avec son pieu le cadavre d’un Allemand à demi enfoui dans la vase. Alors, il dit simplement ce mot qui donne exactement pour moi la couleur des sentiments avec lesquels mes compagnons font la guerre : « Ne m’en veux pas, mon vieux, c’est pour le service ! » Et d’un coup de maillet, il acheva d’enfoncer son piquet.