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quelques précisions arrivent par les plantons des compagnies. Un tel a été tué, tel autre a été blessé. Pendant quelques minutes, ce sont des appréciations, des rappels de ce qu’était l’homme, la dernière fois qu’on l’a vu, une récapitulation de ce qu’il a fait dans la campagne, des emplois qu’il a tenus, des compagnies où il a passé, — toutes choses sur lesquelles on n’est jamais d’accord, et qui, de dispute en dispute, entraînent peu à peu les discours, loin du mort, sur d’autres chemins. Si c’est un régiment voisin qui a « pris » comme on dit, on ne sait rien, on n’apprend rien. Ce n’est que le lendemain ou le surlendemain, par les cyclistes du colonel, qu’on obtient quelques détails. Mais c’est déjà une très vieille histoire de deux jours et qui n’intéresse plus personne.

Pour échapper à l’ennui, on se réfugie dans le sommeil, ou bien dans la lecture, comme on monte dans un arbre pour fuir une inondation. Mes compagnons ne lisent rien, ou dévorent n’importe quoi, l’excellent ou le pire, avec la même indifférence, — toute chose écrite prenant à leurs yeux une valeur uniforme du fait qu’elle est imprimée. Le plus fastidieux, ils l’avalent. Du moment qu’ils ont commencé, ils vont toujours jusqu’au bout. D’ailleurs, le livre fermé, ils cessent aussitôt d’y penser ; la lecture n’est pas pour eux matière à réflexion : c’est la distraction d’un moment. Et, comme il n’y a pas de raison de croire que le public soit dans son ensemble bien différent des lecteurs de tranchées, cette constatation est de nature à rendre les auteurs bien modestes.

On griffonne quelques lignes ennuyées sur deux ou trois cartes postales, on écrit une lettre, on attend celle qui se promène encore sur les routes, dans cette voiture grise toute pareille à tant d’autres, mais que nos yeux reconnaîtraient entre mille, avec le coursier qui la traîne. Blanc et noir, comme les nouvelles tristes ou gaies qu’il nous apporte, ce cheval semble avoir été choisi par le destin entre tous les chevaux, comme un vivant contraste à nos désirs rapides d’avoir au plus tôt le courrier. Jadis, il faisait le chemin de la banlieue aux Halles, et dans ses promenades nocturnes il a pris une allure qu’il ne changera jamais. Du même pas morne et résigné qu’il remontait la rue de Rivoli, il traverse les pays, les mois, les saisons, la guerre. Les généraux passent, les colonels disparaissent, lui demeure inamovible, et il trimballe nos secrets, nos soucis et nos