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amitié réelle basée sur la conscience des intérêts qui sont communs aux deux pays. Je sais que j’aurai à combattre des préventions chez l’Empereur, mais je ne désespère pas de lui démontrer que les difficultés de votre situation intérieure proviennent du fractionnement des partis au sein de la Chambre, de l’instabilité de la majorité et de l’obligation à laquelle est tenu le cabinet de se mouvoir entre les partis de manière à s’assurer la faculté de ne pas la laisser se coaliser contre lui. »

Telle était la situation lorsque notre chargé d’affaires reçut un message de M. de Freycinet. Le ministre lui annonçait que la nomination du général Billot était chose décidée et lui demandait s’il fallait la soumettre à l’Empereur durant son séjour à Livadia ou s’il ne convenait pas mieux d’attendre son retour. De Giers étant absent, c’est auprès de son suppléant Vlangaly que M. Ternaux-Compans alla s’informer de la réponse qu’il devait faire à la question que lui posait son gouvernement. « Hélas ! l’Empereur a défendu qu’on lui parlât d’un nouvel ambassadeur, avoua Vlangaly, et telle est son opiniâtreté que je ne vois pas comment nous pourrons l’en faire revenir. » Ces propos furent confirmés par un autre agent principal de la chancellerie russe, Jomini. Il apprit à M. Ternaux-Compans que le baron de Mohrenheim avait reçu l’ordre de quitter le territoire français. Vainement il avait démontré dans un rapport à son souverain les dangers de cette mesure. En marge de ce rapport l’Empereur s’était borné à écrire : « Ces observations sont exagérées, je ne transigerai pas avec mes principes. » L’ordre signifié à Mohrenheim avait été maintenu.

Ce n’était pas le conflit, mais la volonté impériale se traduisant en un tel témoignage d’irritation et en un silence dédaigneux et boudeur, créait une situation d’une exceptionnelle gravité et qui, si elle se fut prolongée, aurait abouti à une rupture totale. Nous raconterons ultérieurement comment elle prit fin quelques mois plus tard.


ERNEST DAUDET.