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grossissant le nombre des mécontents. Les conséquences de l’événement ne se firent pas attendre… Le 11 mai, le général Loris Melikoff, ses collègues : Abaza, le général Mitouline, le baron Nicolaï, abandonnaient le pouvoir, ne voulant pas se faire les complices d’une politique qu’ils considéraient comme fatale. Le général Ignatieff, qu’on savait favorable à celle qui triomphait, était appelé au ministère de l’Intérieur et sa nomination achevait de la rendre impopulaire. Vainement, dans une circulaire adressée aux gouverneurs des provinces, il s’efforçait d’atténuer par des artifices de langage ce que le rescrit impérial avait de trop rigoureux, il ne parvenait pas à dissimuler la pensée maîtresse dont l’Empereur s’était inspiré :

« Il n’y a, disait ce ministre, qu’un autocrate fort du dévouement et de l’affection sans bornes de millions de sujets qui puisse entreprendre et mener à bonne fin une tâche aussi lourde que celle qui consiste à extirper le mal dont souffre le pays. »

Ce langage ne trouvait d’approbateurs que dans les feuilles de Moscou rédigées par Katkoff et Absakoff, organes du parti vieux-russe, auxquels dans la ville où ils résidaient, la ville sainte, le mysticisme patriotique tenait lieu de tout. En fait, l’anéantissement des expériences antérieures replongeait la Russie dans un désarroi fait de découragement et de colère.

Mais cette crise d’inquiétude n’était pas destinée à se prolonger. Les jours qui vont suivre se ressentiront de la tranquillité à laquelle les mesures prises par Ignatieff pour protéger des méfaits du nihilisme le parti du repos ont ramené le pays. Peu à peu le nihilisme sera décimé par les condamnations et châtiments infligés aux conspirateurs, et à ce point réduit à l’impuissance par des rigueurs policières qu’il cessera peu à peu de donner signe de vie, comme si, après avoir prodigué ses criminels efforts sous le règne d’Alexandre II, il était incapable de les continuer longtemps sous celui d’Alexandre III. Ce règne s’écoulera dans un calme relatif mais trompeur, hélas ! puisque, dans les ténèbres où elle a été rejetée, la révolution, loin de renoncer à ses espérances, s’occupera avec autant de persévérance que de lenteur à changer de forme et à se préparer la victoire. Les révolutionnaires garderont d’abord le silence et affecteront de laisser croire qu’ils sont vaincus, alors qu’ils ne se considèrent que comme momentanément désarmés et leur