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d’individus, mais la nation tout entière. Ainsi se développait ce caractère national, rêvé par Washington, et devenu, sous l’impulsion de Lincoln, une réalité. Dans quel sens, en cette crise nouvelle, allait-il s’orienter ?

Ce problème dépassait la sphère de la politique, mais réagissait sur elle.

L’Amérique n’est plus une simple collection d’Etats, elle est vraiment devenue une nation. Cette nation n’est pas simplement une union, elle enferme en elle une unité morale déterminée. Les éléments de la vie politique se trouvent modifiés par-là.

Jadis deux points de vue dominaient, qui ne laissaient guère place à un troisième. On préconisait, soit la suprématie de l’Union, c’est-à-dire du gouvernement central, soit la suprématie des Etats, pris en eux-mêmes et considérés comme des unités indépendantes. Parfois, il est vrai, on parlait, non seulement du Congrès ou des Etats, mais du peuple. L’un des exemples les plus remarquables de ce troisième point de vue nous est offert par Thomas Jefferson. « Il était démocrate, dit M. Wilson, homme du peuple, par conviction, foncièrement, et non sans quelque passion ; mais ce n’était pas un légiste. Il n’insistait pour une interprétation stricte de la Constitution que lorsqu’il pensait qu’une telle interprétation sauvegarderait les droits du commun des hommes, et tiendrait à distance les vieilles théories fédéralistes de gouvernement : il ne lui déplaisait pas que le pays possédât du pouvoir en tant que nation, mais il craignait de le voir tenu en servitude par un gouvernement autocratique. Il souhaitait un minimum de gouvernement imposé par la capitale fédérale. D’autre part, il souhaitait un maximum de progrès, un maximum d’accès au pouvoir et de facilités d’action pour le peuple comme corps, comme ensemble d’hommes libres, que ne gêne aucune immixtion indiscrète du gouvernement (III, 183). »

Des idées de ce genre avaient hanté le cerveau de tous les grands esprits de l’Union ; mais le peuple, en tant qu’unité morale, avait jadis trop peu de consistance pour qu’elles pussent se traduire par des méthodes pratiques de gouvernement.

Maintenant, au contraire, le peuple tel que l’avaient conçu Washington, Jefferson, Lincoln, le peuple américain, ayant