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par ses talents, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talents louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un coquin méprisable. » Voltaire se pâme d’admiration ; et il appellera l’Antimachiavel « le catéchisme des rois et de leurs ministres. » Cette histoire est bien connue, et particulièrement de nos lecteurs, à qui M. Charles Benoist l’a contée naguère.

Mais enfin, comment l’apôtre de la loyauté politique est-il devenu le prince de la fourberie ?

A quelle époque est-il devenu le prince de la fourberie ?… Sur le tard ? Ou, du moins, un peu tard ? On observera que l’Antimachiavel est d’un jeune homme et, l’avant-propos de l’Histoire de mon temps, d’un souverain qui a passé l’âge de la rêverie.

Sur les soixante-trois ans qu’avait Frédéric II à l’époque de l’avant-propos, retranchons d’un coup trente-trois ans ; le 25 juin 1742, à trente ans, après deux ans de règne, il était déjà le même fourbe qui rédige son catéchisme de fourberie en 1775. Le 25 juin 1742, il vient de trahir tous ses alliés ; il écrit à son « très pacifique Jordan » cette lettre qu’a publiée M. le commandant Weil : « Je demande si, dans un cas où je prévois la ruine de mon armée, l’épuisement de mon trésor, la perte de mes conquêtes, le dépeuplement de l’État, le malheur de mes peuples, un souverain n’a pas raison de se garantir par une sage retraite d’un naufrage certain ou d’un péril évident… » Cette sage retraite, c’est la paix de Breslau, où il lâche ses alliés et traite en chiffons de papier ses engagements… Il ne craint pas le jugement si aimable du très pacifique Jordan ; mais il attend la censure de ces « stoïciens, » rudes et entichés de « morale rigide. » Il les éconduit : « Je leur réponds qu’ils feront bien de suivre leurs maximes, mais que le pays des romans est plus fait pour cette pratique sévère que le pays que nous habitons, et qu’après tout, un particulier a de tout autres raisons pour être honnête homme qu’un souverain. Chez un particulier, il ne s’agit que de l’avantage de son individu : il le doit constamment sacrifier au bien de la société. Ainsi l’observation rigide de la morale lui devient un devoir, la règle étant : il vaut mieux qu’un homme souffre que si tout le peuple périssait. Chez un souverain, l’avantage d’une grande nation fait son objet ; c’est son devoir de le procurer. Pour y parvenir, il doit se sacrifier lui-même, à plus forte raison ses engagements, lorsqu’ils